Écrivain, philosophe et essayiste allemand, Walter Benjamin est né le 15 juillet 1892 à Berlin.
Il connaît le Berlin du tournant du siècle, c'est-à-dire une capitale culturelle véritablement européenne, assurant en outre un passage effectif entre les cultures de l'Est, celles de l'Ouest et le monde des Balkans. Sa famille fait partie de cette bourgeoisie commerçante aisée, libérale dans ses opinions, et dont le judaïsme s'est peu à peu érodé au profit de l'assimilation sans toutefois disparaître de l'horizon culturel immédiat: en effet, le monde culturel juif de Berlin connaît son apogée véritable durant cette période qui va de la fin des années 1880 à la Première Guerre mondiale. Jamais il n'y a eu autant de revues, de journaux et de débats consacrés à la constellation des questions juives (les conditions de l'assimilation, la question de l'essence du judaïsme, la continuation du courant de la "science du judaïsme", l'apparition des premiers mouvements sionistes, la formation d'un socialisme juif messianique, la relecture de la tradition, etc.).
Il fait des études classiques au lycée, interrompues par un séjour de deux ans en pension. Au début de 1912, il entre à l'université pour y étudier la philosophie. Ce cursus le conduit à Fribourg, Berlin et Munich (1916), puis à partir de 1917 à Berne, en Suisse, où il soutient en 1919 sa thèse: La Notion de critique d'art dans le romantisme allemand. "Durant mes études, écrit-il dans un de ses “curriculum vitae”, je n'ai cessé de relire en particulier Platon et Emmanuel Kant, puis pour finir Edmund Husserl et l'école de Marbourg. Peu à peu, mon intérêt pour le contenu philosophique des écrits poétiques devint prédominant et trouva une première conclusion dans ma thèse."
Walter Benjamin s'intéresse également très directement à la philosophie du langage et à l'histoire de l'art: on trouve un écho direct de ces études dans le premier livre qu'il fait paraître à Heidelberg en 1923, la traduction des Tableaux parisiens de Charles Baudelaire, précédée d'un texte célèbre sur les Tâches du traducteur. "Dès le début, mon intérêt pour la philosophie du langage a été prédominant par rapport à mes intérêts pour l'esthétique. Lorsque j'entrai à l'université de Munich, j'ai eu l'occasion de m'intéresser aux études sur le Mexique; cette décision a pour origine ma rencontre avec Rainer Maria Rilke qui lui aussi avait étudié, en 1915, le mexicain. Mon intérêt pour la linguistique allait de pair avec mon attirance croissante pour la littérature française. Dans ce domaine mon attention a tout d'abord été retenue par la théorie du langage telle qu'elle émane des œuvres de Stéphane Mallarmé."
En 1913, il avait déjà fait un séjour à Paris. Il a pris une part active à un mouvement d'étudiants où il a rencontré, outre Gershom Scholem qui restera son ami pour toujours, sa première femme, Dora Pollack, dont il a eu un fils, à Berne, en 1918. C'est à cette époque également qu'il y a rencontré Ernst Bloch. Son intérêt pour la critique littéraire l'a conduit à écrire, en 1915, un essai sur Hölderlin, puis, en 1921-1922, le texte sur Les Affinités électives de Goethe où il expose la conception d'une lecture immanente de l'œuvre, conception dont Theodor Adorno, avec qui il se lie alors d'amitié, s'inspirera ensuite très largement.
Gershom Scholem cherche en vain à le faire venir en Israël pour enseigner à l'université de Jérusalem qui est en train de se créer. Mais, en 1924, à Capri, il rencontre l'actrice Asja Lacis, dont il tombe amoureux et qui l'initie au marxisme. Il travaille à son ouvrage, Origine du drame baroque allemand, qu'il tente en vain de faire accepter comme thèse d'État en vue de l'obtention du doctorat mais elle est refusée comme ne relevant d'une façon spécifique d'aucune des disciplines universitaires.
Il part à Moscou passer l'hiver 1926-1927 avec Asja Lacis qui néanmoins le repousse. Hugo von Hofmannsthal publie le travail sur Goethe et l'éditeur Rowohlt le livre sur le drame baroque. Il entreprend la traduction de À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, ce qui lui donne à nouveau l'occasion de faire plusieurs séjours à Paris où il rencontre de nombreux écrivains: André Gide, Pierre Jean Jouve, Jean Cassou, Marcel Jouhandeau. La Frankfurter Zeitung et la revue Literarische Welt publient sous sa plume plusieurs comptes rendus et chroniques informant le public allemand de la vie intellectuelle parisienne.
En 1930, il divorce d'avec Dora Pollack. "L'époque de l'entre-deux-guerres se divise pour moi tout naturellement en deux périodes: avant et après 1933. Pendant la première, j'ai fait de longs voyages qui m'ont permis de découvrir l'Italie, les pays Scandinaves, la Russie et l'Espagne [...] mon travail consista, durant ces années, en une série d'analyses des œuvres d'écrivains et de poètes représentatifs de notre époque; en font partie les études importantes que j'ai consacrées à Karl Kraus, Franz Kafka, Bertolt Brecht, Marcel Proust, Julien Green et aux surréalistes. Un recueil d'aphorismes a été publié à la même époque sous le titre Sens unique."
Walter Benjamin quitte l'Allemagne en 1933. Il est alors proche du groupe qui, par la suite, sera connu sous la dénomination d'"École de Francfort" et qui, un temps, sera domicilié à Paris avant de partir pour les États-Unis. Il séjourne à Ibiza, va rendre visite à Brecht en exil au Danemark, fait un voyage en Italie et devient membre de l'Institut de Recherches Sociales (organe de l'école de Francfort qui publie la fameuse Zeitschrift fur Sozialforschung où paraîtront plusieurs essais de Benjamin, notamment l'article sur L'Œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique, 1936).
En 1936 et 1938, il va deux fois au Danemark pour rendre visite à Bertolt Brecht. Durant cette période, il travaille à un grand œuvre qui demeurera inachevé, Paris, capitale du XIXe siècle qui cherche à développer la sociologie de l'art en en faisant un des axes privilégiés de lecture d'une époque. C'est ce même souci qui le fait s'intéresser au cinéma comme à la photographie et à leur développement à partir d'une certaine forme de peinture et d'une mutation culturelle de la conscience individuelle. Benjamin ne cherche pas seulement à tirer profit de ce que l'histoire d'une société permet de considérer comme autant de "produits" représentatifs, les œuvres reflets de leur temps, il inverse la relation méthodologique et cherche à montrer comment les œuvres, au terme de leur lecture immanente, sont tout autant des outils d'analyse de la société qui les a vus naître. Ce retournement de la conception "marxiste" lui vaudra de constants reproches de la part de ses amis et confrères de l'Institut de Recherches Sociales.
Sa production se compose de peu d'écrits à caractère philosophique au sens technique: sa réflexion, qui répugne aux formes systématiques, se meut entre philosophie, critique littéraire et sociologie de l'art, dans la perspective d'une "philosophie de l'art" qui soit avant tout "Rédemption", "Erlösung", mot emprunté au vocabulaire de Franz Rosenzweig, aussi bien du langage des textes que du langage du critique lui-même. Dans cette herméneutique, on voit se refléter son intérêt pour la mystique hébraïque, mais aussi pour l'art hébraïque du commentaire et de l'interprétation des textes des Écritures et du Talmud.
Dans ses essais Sur les langues en général et sur le langage humain (1916) et La Tâche du traducteur (1923), on voit apparaître une théorie, ou plutôt une mythologie du langage qui s'appuie sur la croyance en une réalité fondamentale et perdue, qui peut être révélée, même de façon inadéquate, par la force de l'interprétation. La correspondance originelle parfaite entre les choses et la parole de Dieu a disparu depuis que les hommes ont commencé à dénommer les choses dans leurs propres langues. La fonction du critique de la culture, et en particulier celui de la littérature, consiste donc à indiquer — comme une direction à suivre — la dimension perdue du discours divin, en décodant les approximations humaines au moyen d'une herméneutique qui les compose en un nouveau réseau d'approximations.
On retrouve ces thèses, et surtout cette méthode de "connaissance par composition" ou par "recomposition", dans l'une de ses principales œuvres, Origine du drame baroque allemand, publiée en 1928 mais achevée dès 1925. Sur la base d'un corpus très finement mis au point portant sur les textes du XVIIe siècle, il met en évidence la crise, et dans la crise, ce qui caractérise l'aventure intellectuelle, la philosophie du langage des avant-gardes: dire de façon allégorique, c'est, dans le monde moderne, subir une tentation continuelle exercée par la langue sacrée, mais c'est en même temps subir la mélancolie de l'échec, étant donné le caractère inaccessible du mirage que cela représente, ce qui empêche de vivre l'illusion de pouvoir recomposer "ce qui a été brisé" (Thèses sur la philosophie de l'histoire, 1940).
L'influence exercée sur Walter Benjamin par le néokantisme et ses représentants, Hermann Cohen, Heinrich Rickert, dont il a toujours gardé la terminologie, lui fait dire dans son "Avant-propos gnoséologique" à l'Origine du drame baroque allemand, et dans d'autres essais, que le concept et le jugement sont des instruments de connaissance et de domination qui entrent en contact seulement avec le monde phénoménal, alors que l'objet dans sa totalité et dans son unité est inaccessible à l'entendement et que la vérité est inaccessible à la prétendue intuition. Ceci est en opposition explicite avec la "philosophie de la vie" de Wilhelm Dilthey et de ceux qui s'en sont inspirés, ainsi qu'avec la phénoménologie post-husserlienne. La totalité, l'unité, la vérité des choses apparaissent de façon énigmatique dans l'œuvre d'art, et c'est avec ces énigmes que le philosophe doit se mesurer.
Dans l'essai intitulé L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1935), il aborde le destin de l'art dans la société. L'art, affirme-t-il, provient d'un contexte originellement magique et rituel: son élément historique s'identifie avec son enracinement dans la tradition. Le "on-ne-sait-quoi" de sacré qui initialement entoure l'œuvre d'art est une "aura", un éloignement mystérieux et en même temps une présence, certes inaccessible, mais, précisément aussi, demeurant présence. Avec l'invention des procédés de reproduction technique, l'inaccessibilité disparaît: la qualité magique et rituelle de l'œuvre d'art est remplacée par son accessibilité à tous. Tout en regrettant la fin de l'ère de l'aura et le rabaissement du produit culturel au rang d'objet de consommation, Benjamin garde toutefois sa confiance dans le potentiel de "progrès" inhérent à l'art: les techniques de reproduction à grande échelle modifient le rapport des masses à l'œuvre d'art, mais peut-être n'annulent-elles pas sa force de contradiction, de non-conciliation des conflits dans un monde qui vit encore dans l'attente du Messie.
Enfin, dans les Thèses sur la philosophie de l'histoire, il dénonce l'optimisme progressiste de l'historicisme relativiste, et souvent positiviste, de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. La prétendue rationalité de l'histoire s'avère, à ses yeux, apologie du présent et de tout présent marqué par la mythologie et par la jurisprudence d'un "vainqueur". Au-delà de la perspective historiciste, qu'il accuse de mystification systématique, l'histoire lui apparaît comme une phénoménologie de l'être dans le monde de la domination: la bourgeoisie capitaliste a aboli les restes d'autonomie apparente du sujet et a transformé en marchandises les hommes dont la survie est liée à leur circulation sur le marché. La rédemption de l'homme ne peut provenir que d'une rupture radicale avec le passé marqué par la domination, et d'un retour à la tradition sacrée, messianique. Mais, en l'absence d'éléments de foi ainsi que des présupposés de la rédemption comme libération, la subjectivité libératrice attend d'être instaurée.
En 1938-1939, Walter Benjamin rencontre pour la dernière fois son ami Theodor Adorno à San Remo avant d'être interné de septembre à novembre 1939 au camp de Nevers. En 1940, il travaille à ses Thèses sur la théorie de l'histoire. Grâce à Max Horkheimer, directeur de l'Institut de Recherches Sociales, il reçoit un laissez-passer et un visa pour les États-Unis. En juin, il quitte Paris et se rend à Lourdes pour tenter de franchir les Pyrénées. Après un premier échec, il tente une seconde fois de franchir la frontière entre la France et l'Espagne près de PortBou.
Le 27 septembre 1940, peu après avoir été menacé par un alcade espagnol d'être arrêté et livré aux Allemands, Walter Benjamin, dépressif et impressionné, se suicide.
Marc de Launay,
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