Philosophe danois (dont le nom, à une voyelle près signifie "cimetière"), Sören Aabye Kierkegaard est né le 5 mai 1813 à Copenhague (Danemark).
Sa biographie est assez pauvre en événements extérieurs: il ne quitte pratiquement jamais Copenhague (à part quelques voyages à Berlin en 1841, 1843, 1845 et 1846, dont il profite notamment pour écouter les leçons de Friedrich Schelling en 1841-1842, après la rupture de ses fiançailles avec Régine Olsen) et vit de ses rentes, se consacrant entièrement à sa production littéraire. Après des réflexions tourmentées, il abandonne aussi bien le projet de se marier que celui de devenir pasteur. Car Kierkegaard vit sa vie "subjectivement", de manière très intense, en interprétant souvent ses propres vicissitudes personnelles comme les signes d'un destin. Cette attitude est très significative pour pouvoir comprendre sa conception de la philosophie, qu'il n'imagine pas comme une connaissance objective, mais comme une réflexion existentielle de la part de l'individu. Son Journal (publié à titre posthume) indique précisément les nombreux liens, souvent assez inextricables, entre sa biographie et sa pensée.
Sa vie et sa pensée — les deux intimement mêlées — sont influencées par l'éducation religieuse qu'il reçoit et la personnalité de son père. Cette éducation est très austère, celle que peut donner le piétisme morave (dans lequel fut élevé son père), pénétré de crainte vis-à-vis de Dieu et soupçonneux à l'égard du monde. "Il n'avait guère entendu parler, écrit-il plus tard de lui-même, comme les autres bambins de l'enfant Jésus, des anges et de la joie du ciel. En revanche, on ne lui en avait que plus souvent montré le Crucifié, si bien que la croix était la seule image et la seule impression qu'il ait du Sauveur; et, quoique enfant, il était déjà vieux comme un homme âgé."
Le père de Kierkegaard, lui, se présente sous un double aspect. Sous le premier, c'est un négociant en bonneterie retiré du commerce après fortune faite à l'âge de quarante-quatre ans, honorable et considéré, vêtu d'une jaquette jaune, de culottes courtes, chaussé de souliers à boucles d'argent, s'intéressant à la discussion des idées puisqu'il réunit chez lui des amis qui se livrent à des controverses théologiques. Et puis, sous un second aspect, c'est l'homme qui a eu des chagrins intimes, a perdu successivement sa femme et cinq de ses enfants.
Sören Kierkegaard est le fils de sa seconde femme, la servante; et il s'appelle lui-même "le fils de la vieillesse" parce que son père avait cinquante-six ans lorsqu'il naît, et à ce propos il ajoute: "Hélas, pourquoi neuf mois dans le sein de ma mère ont-ils fait de moi un vieillard ?" Et son père lui répète: "Pauvre enfant, tu t'avances dans un profond désespoir." Pourtant Kierkegaard déclare que son père est l'homme qu'il a le plus aimé, parce que cet homme a fait son malheur par amour. Aimer celui qui vous rend heureux, c'est de l'amour, mais insuffisant; aimer celui qui par méchanceté vous a rendu malheureux, c'est de la vertu; aimer celui qui, par amour mal compris, fait votre malheur, c'est le véritable amour.
Une enfance aussi singulière annonce une vie singulière. Elle l'est. On peut y distinguer trois périodes: le stade esthétique, le stade éthique ou moral, le stade religieux. L'importance de cette division, faite par Kierkegaard lui-même, n'est pas tellement dans la succession des manières de penser — selon une règle artistique, une loi morale, une foi religieuse — que dans l'étroite correspondance entre des modes de penser et des manières de vivre.
Sören Kierkegaard commence par une vie de dissipation. Il peut dire comme saint Augustin: "Les ronces des plaisirs croissaient par-dessus ma tête." Il a des succès auprès de ses camarades. Ce n'est pas qu'il soit beau: maigre, frêle, le menton massif, le corps déjeté, la voix criarde ou mourante, les cheveux formant toupet, mais il est très spirituel, très brillant et son brio lui fait pardonner ses sarcasmes. Tout en étant un homme de plaisir, il demeure "un homme de pensée": détaché de l'Église, révolté contre elle en qui il voit un instrument d'abâtardissement, il cherche, ailleurs que chez les saints, des modèles de vie. Il en trouve trois qui seront comme la Trinité du stade esthétique: Don Juan, le modèle de la sensualité, Faust, le modèle du doute, Ahasvérus, le modèle de l'incroyance. Mais Kierkegaard n'arrive à faire corps avec aucun des trois: "Je peux faire abstraction de tout, mais non de moi-même. Je ne peux pas même m'oublier quand je dors." C'est que partout, en Faust, en Ahasvérus, en Don Juan, il cherche une vérité qui puisse être une direction de vie. Voilà le but de Kierkegaard: la vérité, mais une vérité qui fasse vivre, celle pour laquelle il est fait, pas une autre. "Qu'est-ce que la vérité, si ce n'est la vie pour une idée ?"
Cette vérité lui est révélée par les événements. Les uns ont trait à son père, les autres à sa fiancée. Un vieillard et une jeune fille sont les médiateurs de Kierkegaard. C'est le premier qui le fait passer du stade esthétique au stade éthique. D'abord, il éprouve une grande émotion le jour où il apprend que son père, seul dans la lande, a, très jeune encore, maudit Dieu. Cette malédiction doit s'être retournée contre lui et contre les siens. L'homme qu'il admire par-dessus tout, son père, s'est rendu coupable du plus grand blasphème. Dès lors la longévité de celui-ci n'est plus une bénédiction mais une malédiction, puisqu'il survit à ses enfants; sa famille est vouée, semble-t-il, à la disparition. C'est probablement ce grand événement psychologique qu'il appelle le "tremblement de terre" et dont la date probable est le 19 mai 1838. En tout cas, Kierkegaard écrit sur une feuille volante, non datée: "C'est alors que se produisit le grand tremblement de terre qui m'obligea soudain à une nouvelle et infaillible interprétation de tous les phénomènes. Alors, je soupçonnai que le grand âge de mon père n'était pas une bénédiction divine, mais plutôt une malédiction, que les remarquables facultés intellectuelles de notre famille n'étaient données que pour se déchirer entre elles, alors je sentis le silence de la mort s'étendre autour de moi, quand je vis en mon père un malheureux qui devait survivre à nous tous, croix plantée sur le tombeau de toutes ses espérances. Une faute devait peser sur toute la famille, un châtiment de Dieu devait s'être abattu sur elle; la famille devait disparaître, rayée par la main puissante de Dieu, effacée comme un essai manqué, et parfois seulement je trouvais un peu de soulagement à penser que mon père avait eu le lourd devoir de nous tranquilliser par la consolation de la religion, de nous administrer à tous les sacrements, de sorte qu'un monde meilleur s'ouvrît à nous, même si nous perdions tout dans celui-ci, même si nous atteignait le châtiment que les Juifs appelaient toujours sur leurs ennemis: que le souvenir de notre nom fût effacé complètement afin qu'on ne le trouvât plus."
Après le "tremblement de terre", Kierkegaard revient à la foi et surtout à la morale. Le stade éthique est caractérisé par la conformité aux devoirs sociaux qui semblent s'imposer à l'homme au sortir de l'adolescence; et particulièrement celui de fonder une famille. Kierkegaard songe au mariage. Il se fiance avec la fille du conseiller Olsen, qui a seize ans, et hésite à l'agréer, car elle croit aimer un de ses professeurs. Lui-même a beau aimer Régine Olsen, il est rempli de scrupules. C'est l'homme le moins spontané du monde, il vit, écrit-il, toujours dans le "ressouvenir". Régine, conquise par lui, essaie de le soulager: "Dis-moi les plus secrètes de tes pensées, les plus douloureuses." Il demeure secret et renfermé. Après plusieurs péripéties sentimentales, il finit par rompre; il rend l'anneau au moment où il vient de soutenir sa thèse de doctorat, un an après ses fiançailles. Régine le supplie de revenir; il cède en apparence mais se montre froid et dédaigneux de manière à détacher définitivement sa fiancée. Il souffre beaucoup, mais d'une façon différente: "Elle a choisi la vie; j'ai choisi la douleur."
Pourquoi donc a-t-il rompu ? Il fournit, on en a fourni après lui de nombreuses explications, et finalement Régine reconnaîtra plus tard que, même pour elle, il y eut toujours quelque chose d'inexplicable. Les explications s'ajoutent sans s'annuler mutuellement. D'abord il est voué au culte de l'Absolu et a le sentiment d'exercer, en tant que tel, un sacerdoce, vocation incompatible avec le mariage — comme le pensait jadis Abélard, et encore plus Héloïse qui, plus courageuse et plus intellectuelle que Régine, considérait le mariage comme indigne d'un philosophe. "Celui qui combat pour l'existence suprême doit se priver des joies suprêmes de l'existence." De plus, il est poète, et un poète ne peut aimer qu'en désir et en souvenir. La jeune fille n'est qu'un prétexte... Et c'est le rôle extraordinaire qu'elle a joué dans sa vie qui lui permet de se détacher d'elle. Consommer le mariage, c'est effacer ce qui attire dans le mariage. Réaliser, c'est détruire... Lorsque Eurydice est rappelée à la lumière du jour, Orphée doit procéder à sa réaffirmation. Kierkegaard ne peut réaffirmer; il affirme, mais c'est dans l'atmosphère du rêve.
Il fait aussi continuellement allusion à un "secret". Il parle d'un "manque de relation entre le corps et l'esprit" qu'il appelle "l'écharde dans la chair". D'où l'hypothèse de l'impuissance. Une autre, qui ressort de la psychanalyse, est qu'il aurait cru retrouver sa mère dans la personne de sa fiancée... Enfin il a pu trouver dans la souffrance qu'il inflige à Régine et dans la sienne propre un amer plaisir qui lui fait goûter une communauté avec Dieu: le pacte des larmes. En tout cas, il se noircit aux yeux de sa fiancée pour lui infliger une épreuve, pour voir si elle perce son masque, et lui permettre de choisir entre l'esthète et l'homme moral qu'il pourrait être. Ainsi la rend-il malheureuse pour la rendre heureuse. ("Ma dissimulation d'un secret intérieur c'est "l'ironie".") Est-il coupable ? Est-il non coupable ? Voilà la question qu'il se pose: coupable devant Dieu naturellement, d'avoir désespéré de son aide, non coupable parce qu'il a réalisé le détachement religieux.
Que deviendra-t-il dorénavant ? Il se consacrera à une idée; et après avoir sacrifié l'art, après avoir sacrifié l'amour, il sacrifie sa propre personne. Il la réalise ainsi ! Il imite Job qui, dépouillé de tout, attend de Dieu, qui l'a dépouillé, la restitution de tout. "C'est ce qu'on peut appeler un recommencement." Lui aussi attend: "Vous voyez comment d'une vie moralement brisée sort la question centrale: un recommencement est-il possible ? Si oui, le jeune homme a gagné la vie; si non, il l'a perdue. Me voici qui attends un orage. Je ne bouge pas. J'attends l'orage et le recommencement."
Pour lui, le christianisme n'est pas une doctrine. De deux choses l'une: ou bien le christianisme est le recommencement, ou bien le christianisme n'existe pas. Pour prouver que le christianisme est un recommencement, il faut le débarrasser de tout ce qui n'est pas lui. Déjà il a démontré qu'il n'avait rien à voir avec l'esthétique, comme les romantiques essayaient de le faire croire depuis François-René de Chateaubriand. Le passage par le stade esthétique fait éclater cette vérité que la religion n'est pas un point de vue poétique sur la vie humaine. Le christianisme n'est pas non plus le modèle de la vie sérieuse, grave, réfléchie et conventionnelle, il ne se confond pas avec une morale, comme le montre la nécessité douloureuse de dépasser le stade éthique. Il faut abandonner le sérieux pour atteindre au tragique (comme le dira plus tard Jean-Paul Sartre).
C'est pourquoi sa conduite devient extrêmement hardie et incompréhensible. D'abord en ce qui le concerne, lui. Au moment où il devient le plus convaincu de la vérité du christianisme, il renonce à devenir pasteur, comme il avait renoncé au plaisir et à la poésie, au mariage. Il veut limiter sa vie pour l'intensifier. Délaissé des hommes et même de Dieu, il est l'élu. Mais il doit agir malgré l'angoisse, malgré "l'écharde dans la chair". Imaginer l'existence de l'extraordinaire, ce n'est rien, il faut être l'extraordinaire lui-même. Il ignore s'il est chrétien, il prétend ne pas l'être, démontrant ainsi l'ignorance des prétendus chrétiens.
En 1848, Sören Kierkegaard se sent ainsi chargé d'une mission dans laquelle il sera soutenu par la Providence, et qui consiste dans l'expression polémique du christianisme. "Ma tâche est d'arrêter l'expansion du christianisme." Il lui faut désolidariser le christianisme de la philosophie, en combattant Friedrich Hegel et l'hégélianisme, c'est-à-dire "le système". Il en va de même pour l'Église elle-même, la "chrétienté établie", en combattant les pasteurs de son temps. Kierkegaard combat le "système" au nom d'instances à la fois théorétiques et éthiques: la prétention d'une vision objective du monde est indéfendable (car tout penseur n'est qu'un existant singulier, plongé dans la temporalité) et immorale (dans la mesure où c'est une fuite de notre propre responsabilité individuelle). La "chrétienté établie" est la situation historique dans laquelle le message chrétien, exalté en paroles, a été rendu de fait lettre morte, a été soumis à des compromis, est devenu mondain, privé de sa vérité la plus profonde et la plus terrible: le rapport tout à fait personnel et "absurde" entre l'individu pécheur et le Christ.
Il combat également la presse comme étant une autre expression du principe de l'"anonymat" en vigueur dans la société moderne (et auquel il oppose l'"Individu"). Il lutte contre un journal satirique de Copenhague, Le Corsaire de M. A. Goldschmidt.
Multipliant les publications sous des pseudonymes, il soulève volontairement la raillerie puis l'indignation et va jusqu'à faire éclater un scandale en publiant un article violent contre l'évêque Mynster et l'Église officielle, les prêtres étant devenus fonctionnaires de l'État.
La méthode qu'il emploie sera appelée après lui "Existentialisme"; il ne fait rien, il ne dit rien qui n'ait d'abord pénétré sa vie. Il ne demande rien aux autres qui ne puisse être non seulement compris par eux, mais vécu par eux. "Si, en vérité, on veut parvenir à conduire quelqu'un à un point déterminé, il faut avoir soin d'aller le trouver là où il se trouve, lui, et partir de là."
La finalité ultime de la communication existentielle est, selon lui, clairement religieuse. Mais précisément parce que le christianisme n'est pas une "doctrine", mais une "communication d'existence", ne serait-ce que pour arriver à poser le problème de la vérité chrétienne dans des termes appropriés, il faut d'abord redécouvrir ce que signifie exister, et ce que c'est qu'une vérité existentielle. Kierkegaard oppose à la vérité toute nue, objective, indifférente au fait qu'on la reconnaisse ou non, une "vérité pour moi", une vérité "pour laquelle on peut vivre et mourir". Cette dernière est donc envisagée comme un engagement, un choix, un projet. Pour cette raison, Kierkegaard oppose à la catégorie métaphysique fondamentale celle de nécessité, celle de possibilité (à laquelle est lié le concept d'angoisse): si la nécessité vaut pour le monde de la logique — affirme-t-il dans l'Intermède des Miettes philosophiques —, l'existence est dominée par la possibilité. Celle-ci n'est jamais une potentialité garantie d'avance, puisqu'elle peut se réaliser ou non, et même lorsqu'elle se réalise, elle ne devient pas pour autant nécessaire (la possibilité et la réalité appartiennent au monde du devenir, de la liberté; la nécessité appartient au monde de l'être). Les notions de choix et de possibilité sont ainsi les pivots de la phénoménologie de l'existence de Kierkegaard, que l'on ne peut pas ramener à une théorie objective, mais qu'il faut voir dans le contexte du jeu complexe de miroirs (ou de masques) des écrits pseudonymes. C'est pour cette raison que Kierkegaard, toujours sous un pseudonyme (Johannes Climacus, auteur de la Postille), déclare que la seule critique possible de ses œuvres est celle qui se fonde sur la forme et non sur le contenu. Plutôt qu'être décrites, les différentes possibilités existentielles s'expriment concrètement dans les personnages pseudonymes et dans le langage qui est propre à chacun d'eux. C'est sous cette forme, par exemple, que se fait jour, dans Ou bien... ou bien, le conflit entre l'"homme esthétique", dont la personnalité est dispersée dans une infinité de possibilités, sans aucune continuité, et l'"homme éthique", qui consacre sa vie au travail et au mariage, et qui oppose à l'exigence excentrique de l'esthète l'exigence de donner un centre à sa propre personnalité, en se constituant en sujet moral et rationnel. Ainsi le choix, affirme-t-il dans Ou bien... ou bien, ne se fait pas entre la vie esthétique et la vie éthique: le choix est une catégorie éthique. Mais il existe encore une autre forme d'existence, dans laquelle les certitudes morales et rationnelles de l'homme éthique disparaissent: c'est l'existence religieuse, dont Kierkegaard aborde l'éventualité, dans ses œuvres pseudonymes suivantes, de manière chaque fois différente. Son intention d'annoncer le christianisme au sein de la "chrétienté établie" (avec tout ce que cela comporte de "dialectique" et de "paradoxal") exclut toute apologétique directe: Kierkegaard souligne plutôt l'"inhumanité", le caractère "absurde" de la vérité et de l'existence chrétiennes; mais le pathos de son message s'appuie sur la lucidité dialectique de l'analyse dans laquelle l'existence humaine — dans son irréductible subjectivité, qui culmine précisément dans l'existence chrétienne — et la possibilité d'un discours qui veut en exprimer et en communiquer la vérité deviennent problématiques. Ce sont ces thèmes qui deviendront l'un des éléments de référence de l'existentialisme du XXe siècle.
Le renvoi au caractère concret de l'existence permet également d'établir un rapprochement entre Kierkegaard et d'autres penseurs du XIXe siècle, dans le cadre de l'"éclatement de l'école hégélienne": Friedrich Schelling, Ludwig Feuerbach, Max Stirner, Karl Marx, Arthur Schopenhauer et Friedrich Nietzsche. Par rapport à ces auteurs, la caractéristique de la philosophie de Kierkegaard tient surtout à l'analyse de l'existence, considérée comme le mode d'être propre de l'homme, et à la théorie et à la pratique d'une méthode de communication fondée précisément sur la singularité de l'existence, qui semblerait rendre toute communication impossible en apparence. De plus, la possibilité même de la philosophie, ou tout au moins, de la philosophie de l'existence, semble être exclue par le fait que le philosophe est aussi un homme et qu'il ne peut pas "se mettre en dehors" de l'existence et du temps pour les contempler de manière objective, désintéressée. Mais à y regarder de plus près, cette situation ne débouche pas sur l'impossibilité de la philosophie en général, mais seulement sur l'impossibilité de la métaphysique spéculative. Kierkegaard oppose donc au "penseur objectif" de type hégélien, dans sa Postille, un "penseur subjectif existant", qui est "subjectif" précisément parce qu'il est "existant" et, en tant que tel, subjectivement intéressé par le thème de sa philosophie, à savoir par l'existence. Il faut surtout comprendre cet "intérêt" dans un sens éthique, comme le sens de la responsabilité, car exister signifie essentiellement choisir, mais comporte aussi toute une série de conséquences purement théorétiques, qui sont énoncées de la façon suivante dans la Postille: le penseur subjectif existant est attentif à la dialectique de la communication, il est aussi bien positif que négatif dans son rapport existentiel avec la vérité, il est dialectique vis-à-vis du temps, il a le sens du comique, son abstraction est intermittente et conditionnée et ne se prétend pas absolue comme celle de la pensée pure. Puisque l'existence est en même temps le thème et la situation de sa philosophie, le penseur subjectif existant doit chercher à "rédupliquer" cette dualité dans sa philosophie, en l'exprimant, par exemple, par une tension entre la forme et le contenu. D'ailleurs, la "réduplication" est aussi nécessaire pour des raisons maïeutiques, puisque la vérité qu'il s'agit de communiquer n'est pas une donnée objective, mais plutôt un pathos existentiel: il faut que le destinataire se sente subjectivement remis en cause par la question de l'existence. Conformément à cette formulation, Kierkegaard fait la distinction dans un autre ouvrage, La Dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse, entre la "communication d'un savoir" (la transmission objective de données, l'information) et la "communication d'un pouvoir", qui est plutôt une "éducation": la première s'oriente vers l'objet, la seconde sur la communication; la première est directe, la seconde est essentiellement indirecte; la première privilégie le "quoi", la seconde privilégie le "comment".
Dialectique et maïeutique, approche existentielle et finalité religieuse, rhétorique et psychologie se mêlent ainsi dans le projet de communication de Kierkegaard. Dans ce contexte, le fait que la plupart de ses écrits soient pseudonymes prend une signification tout à fait particulière. Il s'est surtout servi de pseudonymes pour tenter de parler "de l'intérieur" des différentes possibilités existentielles (les principales étant: l'esthétique, l'éthique et la religieuse). Dans ses écrits pseudonymes, il n'y a pas seulement des différences formelles entre une œuvre et l'autre (car toute forme de vie a son langage propre), mais la vision du monde qui s'exprime dans l'une est souvent opposée à celle qui s'exprime dans l'autre. Sa pensée est toujours en polémique contre le caractère anonyme et impersonnel de la pensée moderne, elle répond par ailleurs à des finalités maïeutiques précises, élucidées dans ses écrits autobiographiques, qui font de lui une sorte de "Socrate chrétien", qui veut suivre la sagacité de saint Paul, qui consiste à faire "tout pour tous pour en sauver sûrement quelques-uns".
Kierkegaard demeure avec Blaise Pascal celui qui a le plus approfondi la subjectivité dans ce qu'elle a de plus pur, jusqu'à y retrouver un sujet transcendant et absolu avec lequel elle se trouve dans une relation paradoxale mais nécessaire. Ses principaux ouvrages sont sa dissertation de thèse: Le Concept de l'ironie constamment rapporté à Socrate (1841); ses écrits publiés sous des pseudonymes: Ou bien... ou bien (1843, comprend notamment Le Journal du séducteur); Crainte et tremblement (1843); La Reprise (1843); Miettes philosophiques (1844); Le Concept de l'angoisse (1844); Étapes sur le chemin de la vie (1845, comprend notamment In vino veritas); Post-scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques (1846); La Maladie à la mort (également connu sous le titre de Traité du désespoir, 1849); L'École du christianisme (1850); enfin, les Discours édifiants (publiés sous son propre nom). Il faut ensuite rappeler parmi ses écrits posthumes Le Point de vue explicatif de mon œuvre, le Livre sur Adler et les ébauches de La Dialectique de la communication éthique et éthico-religieuse. Les caractéristiques formelles de ses œuvres — par exemple la variété de leurs "genres littéraires", la diversité des thèses tour à tour soutenues (qu'il ne paraît pas possible de ramener à un "développement interne"), la signification du recours à des pseudonymes ou à des signatures multiples, etc. — ne permettent pas de reconstituer le "système" philosophique de Kierkegaard, ce qui serait du reste parfaitement contraire à l'esprit de sa pensée. La Postille conclusive non scientifique, son œuvre la plus proprement philosophique, explicite cependant les thèmes fondamentaux de l'existence et de la communication, qui sont liés entre eux.
Kierkegaard est peu connu et peu apprécié de son vivant. Il a quelques adeptes dans son pays, mais Brandès et Höffding, ses compatriotes, qui l'étudièrent après sa mort, ne lui sont pas favorables. Son influence ne devient grande qu'après la guerre de 1914, à la fois en réaction contre celle de Friedrich Hegel et dans les prodromes de l'existentialisme qui s'oppose aux critériums de la connaissance rationnelle, historique, générale, jusque-là prédominants. Mais le culte de l'intériorité, de l'individualité et de l'instant est aussi profitable à la philosophie de Martin Heidegger (et à celle de Karl Jaspers) qu'à la philosophie de Karl Barth; l'"existence" sera laïcisée par celui-ci et donnera naissance à la conception de l'Existentialisme de Jean-Paul Sartre.
C'est plein de foi en Dieu, mais aussi irréductiblement hostile à l'Église, que Sören Kierkegaard meurt le 11 novembre 1855 à l'hôpital de Copenhague, à l'âge de 42 ans.
Jean Grenier,
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Paris, mardi 15 octobre 2024