Arthur Schopenhauer

Biographie
Arthur Schopenhauer
Arthur Schopenhauer

Philosophe allemand, Arthur Schopenhauer est né à Dantzig (Allemagne) le 22 février 1788.

Le trait caractéristique de la vie de Schopenhauer, c'est la force et la rapidité avec laquelle sa vocation de philosophe, puis son système philosophique tout entier, se sont imposés à lui. Il écrira lui-même: "Il est remarquable que dès 1814 (ma vingt-septième année) tous les dogmes de mon système, même les secondaires, s'établissent." La vie de Schopenhauer se divise donc en deux périodes: la flambée impatiente de la jeunesse (1788-1818), qui aboutit à la production de l'oeuvre de sa vie, Le Monde comme volonté et comme représentation, ensuite l'effort long, ingrat, mais finalement couronné de succès, pour vaincre l'incompréhension totale de son époque vis-à-vis de sa pensée (1818-1860); deux périodes que résument assez bien deux portraits; le premier, peint par Ludwig Sigismund Rühl, vers 1818, nous révèle un jeune héros romantique, ardent et noble, le second, un daguerréotype de 1853, nous montre un vieillard presque voltairien, les lèvres minces, le regard et toute la physionomie spirituels et sarcastiques, deux visages de Schopenhauer et aussi bien deux aspects de son oeuvre.

Son père, commerçant prospère aux idées républicaines, qui a choisi pour son fils le prénom d'Arthur parce qu'il est le même dans toutes les langues, veut faire de lui un citoyen du monde, mais aussi un commerçant. Jusqu'à sa seizième année, Schopenhauer fait un véritable tour d'Europe: France, Angleterre, Suisse, Autriche, sud de l'Allemagne, notant ses impressions dans un Journal de voyage qui a été conservé.

À la mort de son père (1805), il s'efforce de tenir la promesse qu'il lui a faite naguère d'embrasser la carrière commerciale. Mais il ne réussit vraiment pas à y prendre goût. Sa mère, Johanna, l'a laissé à Hambourg, et est partie à Weimar, emmenant sa fille Adèle. La mort de son mari lui donnait l'occasion de réaliser son rêve: tenir un salon littéraire, se lancer elle-même dans la littérature. Elle réussira: Goethe fréquentera son salon; ses romans connaîtront le succès. Sur les conseils de Fernow, un familier de Goethe, Johanna permet à son fils d'entreprendre les études qu'il désire.

Après une année au gymnase de Gotha, Arthur Schopenhauer s'inscrit donc en octobre 1809 à la faculté de médecine de Göttingen. Il cherche encore sa voie, mais à partir de 1810 il s'oriente résolument vers la philosophie, sans jamais abandonner d'ailleurs les études d'histoire naturelle.

L'Allemagne est alors dans un état de fermentation intense; en philosophie triomphent les grands systèmes postkantiens de Fichte, Hegel, Schelling; Beethoven vient de composer les VIIe et VIIIe Symphonie; Fichte a prononcé en 1807 et 1808 dans Berlin encore occupé par les Français ses célèbres Discours à la nation allemande. Dans cette ferveur collective, le génie de Schopenhauer s'épanouit rapidement.

Son premier maître de philosophie à Göttingen, le sceptique Gottlob Ernst Schulze, critique de Kant, lui faire lire Kant et Platon. En 1811, il écoute Fichte et Schleiermacher à Berlin. En 1813 éclate à Berlin l'insurrection nationale contre Napoléon. Schopenhauer, avec ce mélange de prudence pratique et d'égoïsme transcendant que l'on rencontre souvent chez les génies, s'enfuit à Rudolfstadt. C'est là qu'il achève sa thèse de doctorat, De la quadruple racine du principe de raison suffisante, qu'il adresse à l'université d'Iéna, ouvrage qui annonce la grande oeuvre qui va suivre, par la transformation qu'elle fait subir à la doctrine kantienne de la causalité.

Ainsi promu docteur, Schopenhauer vient rejoindre sa mère à Weimar en novembre 1813. Mais dès le mois de mai 1814, il quitte Weimar pour Dresde, définitivement brouillé avec celle dont il n'approuve ni la vie mondaine, ni le comportement, qu'il juge immoral. Ces quelques mois à Weimar l'ont mis en contact avec Goethe, avec lequel il entame une discussion suivie sur la théorie des couleurs. Chez Goethe, il rencontre Friedrich Maier, qui lui révèle la pensée hindoue: l'Oupnekhat (traduction latine d'après une version persane de cinquante Upanishads, faite par Anquetil-Duperron, Strasbourg, 1801-1802) va devenir son livre de chevet et lui fournira le thème fondamental de sa pensée: "Dès l'avènement de la connaissance, l'amour s'éloigne", c'est-à-dire la volonté s'anéantit en se réfléchissant. "Les feuilles écrites à Dresde, durant les années 1814-1818, témoignent de la fermentation de ma pensée. Toute ma philosophie en est sortie alors, en se dégageant peu à peu, comme un beau paysage sort des brouillards du matin."

Ces années de Dresde (1814-1818) sont en effet les années les plus fécondes de toute sa vie. D'abord, mettant en pratique le conseil de Goethe, il approfondit la théorie des couleurs et publie un livre intitulé: De la vision et des couleurs (Leipzig, mai 1816). Puis du printemps 1817 au printemps 1818, c'est la rédaction de l'oeuvre de sa vie, Le Monde comme volonté et comme représentation, qui paraît chez Brokhaus à Leipzig au commencement de l'année 1819. "Ce que ce livre expose est une pensée unique", écrit-il dans la préface. Nul mieux que lui n'a réalisé la parole de Bergson: "Un grand philosophe n'a jamais dit qu'une seule chose." Sous son regard d'artiste et de pessimiste le monde se transforme en une gigantesque illusion produite par un vouloir aveugle et absurde. S'apercevoir que ce monde n'est que "notre" représentation, c'est délivrer l'humanité du cauchemar, c'est anéantir le vouloir-vivre, gagner la paix du nirvana.

Ainsi, à trente ans, Schopenhauer livre définitivement au monde ce qu'il considère comme son message de salut et de délivrance. Le monde va lui répondre par l'incompréhension la plus complète et le laisse dans une solitude qui évoque irrésistiblement celle de Friedrich Nietzsche. Le succès viendra pourtant, beaucoup plus tard, vers 1850, pour deux raisons, d'abord parce que Schopenhauer aura trouvé le langage capable d'atteindre le grand public, ensuite parce que le temps lui-même aura mieux disposé les esprits à comprendre son message.

Epuisé par la production de son livre, il part en septembre 1818 pour l'Italie: Rome, Naples, Venise (où il aime une jeune fille "riche et de bonne famille"). À Milan, il apprend que la maison Bühl, dans laquelle sa fortune personnelle héritée de son père est engagée, est en faillite. Le philosophe redevient alors, comme souvent dans sa vie, homme d'affaires. Rentré à Dresde, il sauve sa fortune.

Toujours prudent, il essaie d'assurer son avenir dans l'enseignement. Malgré ses divergences de vue avec Hegel, il peut ouvrir en 1820 un cours à l'université de Berlin avec le titre de maître de conférences. Échec total: il renonce au bout de dix mois, repart en 1822 pour l'Italie, séjourne à Florence, mais dès 1823 rentre en Allemagne, tombe assez gravement malade à Munich, et se retrouve à Berlin en mai 1825. Années tristes de solitude et de stérilité. L'éditeur met au pilon une grande partie des exemplaires du Monde comme volonté, qui décidément ne se vend pas. Schopenhauer essaie de faire des traductions d'oeuvres étrangères, ne réussit guère qu'à publier une traduction latine de son propre ouvrage, De la vision et des couleurs (1830). En 1831, notre prudent pessimiste fuit de nouveau Berlin. Son faible succès comme enseignant et l'épidémie de choléra de 1831 le poussent à renoncer de façon définitive à la carrière universitaire.

Après quelques hésitations, il se fixe définitivement en juin 1833 à Francfort-sur-le-Main. Il a quarante-cinq ans: sa vie de célibataire et de rentier va se dérouler monotone et calme jusqu'à sa mort, à soixante-douze ans. Mais son activité intellectuelle va reprendre. Confrontant son intuition avec les progrès de la science biologique et médicale, il écrit un essai intitulé: De la volonté dans la nature, qui paraît à Francfort en 1836. Il collabore à l'édition des Oeuvres complètes d'Emmanuel Kant. En 1839, il obtient un prix de la Société norvégienne des sciences de Drontheim qui a mis au concours un mémoire sur la liberté de la volonté. En 1840, s'il n'obtient pas le prix de la Société danoise des sciences, du moins a-t-il l'occasion de composer pour elle deux dissertations sur les fondements de la morale intitulés Sur la liberté de vouloir (1839) et Sur le fondement de la morale (1840). Les deux mémoires sont rassemblées en un volume unique qui paraît en 1841 sous le titre: Les Deux Problèmes fondamentaux de l'éthique. En 1844, il procède à une seconde édition du Monde comme volonté et comme représentation accompagnée de Compléments; en 1847, une seconde édition de La Quadruple racine du principe de raison suffisante, augmentée elle aussi.

Toutes ces productions et rééditions, de 1836 à 1847, connaissent toujours le même insuccès. Et voilà que brusquement le cours de sa destinée va se renverser. C'est que Schopenhauer a eu enfin l'idée de présenter sa pensée non plus sous forme d'un lourd traité didactique, mais sous l'aspect d'aphorismes, de pensées détachées, d'essais brillants et courts. Ce genre littéraire convient mieux d'ailleurs au caractère de cet homme de soixante ans, devenu impitoyable et sarcastique. Lorsque les Parerga et Paralipomena, écrits divers de philosophie, de littérature et de droit, sont publiés en novembre 1850, ils connaissent presque immédiatement le succès, non seulement en Allemagne, mais à l'étranger, par exemple en France, grâce à l'article de Saint-René-Taillandier dans La Revue des Deux Mondes du 1er août 1856. Ce succès se traduit par la réédition de toutes ses oeuvres.

En 1856, la faculté de philosophie de Leipzig met au concours un mémoire sur la philosophie de Schopenhauer. On vient le visiter avec vénération, dans son cabinet de travail où l'on peut voir notamment un portrait de Goethe, un buste de Kant, et un Bouddha tibétain qui règne sur cet antre sacré. Son chien s'appelle Atma (âme du monde). Challemel-Lacour le visitant en 1859 sentira en présence de Schopenhauer "un souffle glacé à travers la porte entrouverte du néant". Mais la plupart des visiteurs admirent sa verve, son entrain, l'heureuse harmonie de son existence.

Au début de septembre 1860, Arthur Schopenhauer est atteint d'une congestion pulmonaire. Il meurt le 4 septembre 1860, chez lui à Francfort-sur-le-Main, sous le portrait de Goethe.

Nietzsche et Wagner forment la postérité spirituelle de Schopenhauer. C'est de son intuition grandiose d'une volonté absurde produisant la fantasmagorie de la nature et de l'existence que procéderont le fascinant nihilisme de Tristan et la volonté héroïque que Nietzsche opposera au destin. Grâce à eux, l'expérience de Schopenhauer fait partie intégrante de la conscience moderne.

La philosophie de Schopenhauer

La philosophie de Schopenhauer se situe à la croisée d'apports culturels hétérogènes: le rationalisme des Lumières, dont il rejette l'optimisme, le romantisme, même s'il en écarte systématiquement l'idéalisme, et les traditions religieuses des mystiques chrétiennes mais surtout orientales (Schopenhauer écrit que la compréhension de sa pensée est facilitée par la connaissance des Upanishads indiennes). La plus grande contribution à sa philosophie reste cependant la philosophie de Kant, dont Schopenhauer fait dériver sa distinction fondamentale entre phénomène et noumène, même s'il se détache radicalement des objectifs de Kant par la signification qu'il attribue à ces deux concepts.

Selon Kant, en effet, le phénomène est la seule donnée que l'entendement humain peut connaître, et le noumène acquiert la fonction d'un concept limite. Selon Schopenhauer, par contre, le phénomène, entendu comme une représentation, est pure apparence; le noumène quant à lui, entendu comme volonté, peut être d'une certaine manière expérimenté. Le premier livre du Monde comme volonté et représentation est consacré à l'analyse du phénomène comme représentation. Schopenhauer expose sa propre théorie de la connaissance, qui pousse à la limite les résultats de "l'Esthétique transcendantale" de Kant. Pour Kant, l'espace et le temps sont des a priori de l'expérience; chez Schopenhauer, à l'inverse, la représentation est conçue comme une relation entre sujet et objet dans leur acte cognitif, antérieurement même à l'espace et au temps, qui se révèlent dans la représentation elle-même: "Le monde est ma représentation [...]. S'il existe une vérité que l'on peut affirmer a priori, c'est bien celle-là: en effet, elle exprime la forme de chaque expérience possible et imaginable. Cette forme est plus universelle que toutes les autres, le temps, l'espace et la causalité, car celles-ci impliquent déjà la première" (Monde, I, 1). Ce n'est donc qu'à l'intérieur de la représentation que l'espace, le temps et la causalité se révèlent; et dans la représentation (qui est le rapport entre sujet et objet), l'objet n'existe pour le sujet qu'en fonction de l'action qu'il exerce dans l'espace et le temps. Cette action se vérifie selon des relations de cause à effet: la connaissance de la causalité vient correspondre avec la connaissance de la rationalité qui gouverne le monde de la représentation. La causalité (la seule catégorie de Kant conservée par Schopenhauer, qui se vante d'avoir "jeté par la fenêtre les onze autres") — qui est ce dont tout procède et qui ne procède de rien — constitue le principe de raison suffisante pour la compréhension du monde et des phénomènes. Le sujet connaissant comprend le rapport causal entre les objets inscrit dans le monde de la représentation selon quatre modalités, celles de la quadruple racine du principe de raison suffisante. Ces quatre modalités du principe de raison suffisante avaient été énoncées dans le détail dans la dissertation de 1813, mais Schopenhauer en parle à peine dans le Monde. Ce sont:
le principium rationis sufficientis fiendi, c'est-à-dire du devenir, qui manifeste la causalité physique dans les choses naturelles;
le principium rationis sufficientis cognoscendi, c'est-à-dire de la connaissance, qui règle la relation logique entre les conclusions et les prémisses dans les connaissances rationnelles;
le principium rationis sufficientis essendi, c'est-àdire de l'être, qui, présidant aux relations entre les parties de l'espace et du temps, règle l'enchaînement des êtres arithmétiques et géométriques, en créant la nécessité des connaissances mathématiques;
le principium rationis sufficientis agendi, c'est-à-dire de l'action, qui est la causalité naturelle, non pas du point de vue de l'objet, comme c'était le cas pour le premier, mais du point de vue du seul sujet, et qui règle les relations entre les actions en les faisant dépendre de motifs, stimulations, excitations, présidant ainsi à la nécessité morale.
Schopenhauer insiste sur le fait que ces modalités n'appartiennent ni au seul sujet connaissant, ni non plus au seul objet connu, mais à la représentation en tant que relation entre sujet et objet. Il affirme que les philosophies qui l'ont précédé ont mal compris le principe de raison, en le plaçant ou bien exclusivement dans l'objet (comme le matérialisme), ou simplement dans le sujet (comme l'idéalisme), et qu'elles ne se sont servies que d'une seule des quatre modalités du principe de raison.

En fonction du quadruple principe de raison suffisante, le monde de la représentation est ainsi totalement déterminé. Mais la totalité du monde n'est pas épuisée dans celui-ci, car en dessous de la représentation (qui est phénomène, pure apparence, comme un voile sur les yeux d'un homme) se tient la volonté, qui est le fondement de la représentation même. Le deuxième livre du Monde est consacré à l'exposition des caractéristiques de la volonté qui constitue la métaphysique de Schopenhauer. La voie d'accès au monde comme volonté est, pour le sujet, le corps. Pour le sujet conscient, en effet, le corps n'est pas seulement un objet parmi les autres (et, comme tel, simplement inscrit dans la représentation); celui-ci est aussi donné "comme quelque chose d'immédiatement connu de chacun, et qui est désigné par le nom de volonté" (Monde, II, 18). La volonté, et l'action du corps qui en suit ne sont pas en rapport selon une relation de causalité, mais constituent une chose unique: la volonté coïncide avec l'action. Le corps, donc, semble être la connaissance a posteriori de la volonté, et en démontre l'existence au-dessous de la représentation. Le monde de la volonté, qui fonde celui de la représentation, est dégagé des caractères de ce dernier: alors que la représentation était déterminée par l'espace, le temps et la causalité (qui constituent le principium individuationis, isolant les phénomènes), la volonté sera, en revanche, unique. Alors que la représentation était réglée par le principe de raison, la volonté sera irrationnelle. Sur cette considération se fonde ce que l'on appellera au XXe siècle l'irrationalisme de Schopenhauer, en ce que la raison agit exclusivement dans le monde de la représentation, créée par la volonté, qui n'est donc pas soumise à la raison. La volonté est donc un principe unitaire et irrationnel, s'objectivant dans la représentation selon des degrés différents, dont chacun constitue une idée, dans le sens platonicien du terme, c'est-à-dire un modèle éternel ou une espèce se multipliant dans la représentation grâce à l'espace, le temps et la causalité. Au degré le plus bas d'objectivation de la volonté, se trouvent les forces générales de la nature (telles que la force de gravité et le magnétisme); suivent, ensuite, dans un sens ascendant, les forces qui gouvernent la vie des plantes et des animaux; enfin, dans l'homme, la volonté devient raison et agit selon des motifs déterminants.

Mais la volonté unique, s'étant objectivée et individualisée dans chacun de ces êtres, se transforme en principe de lutte éternelle, qui oppose les égoïsmes individuels; de là l'unité de la nature (due au fait qu'elle est la représentation d'une volonté unique), mais également la lutte incessante qui oppose les êtres naturels. Il s'agit alors de se soustraire à la volonté de vivre qui taraude le monde de la représentation: les chemins d'une telle libération sont indiqués aux livres III et IV du Monde, constituant respectivement l'esthétique et l'éthique de la pensée de Schopenhauer. Une première voie de libération de la volonté de vivre est l'art.

Schopenhauer affirme que dans l'art, l'homme ne s'oppose pas à d'autres êtres identifiés, mais contemple les idées en tant qu'essences universelles et générales, soustraites au principium individuationis qui domine le monde de la représentation. L'art constitue donc une représentation indépendante du principe de raison, c'est-à-dire des relations de cause et de nécessité qui règlent la connaissance et qui produisent l'antagonisme. Ce n'est pas la conscience pratique qui parvient à la contemplation des idées, dans la mesure où elle est soustraite au principe de raison, mais le "génie" qui "consiste dans l'attitude [...] à faire abstraction des choses particulières, dont l'essence se reconnaît dans les relations; à reconnaître les idées, et, enfin, à se poser lui-même comme interdépendant des idées: en d'autres termes, à abandonner la nature de l'individu pour s'élever au niveau d'unique sujet de la connaissance" (Monde, III, 37).

De même que les idées constituent des degrés différents d'objectivation de la volonté (allant des forces de la nature à la volonté humaine), de même il existe une hiérarchie des arts qui correspond à cette même échelle. Dans celle-ci, on va de l'architecture, qui est l'objectivation du degré le plus bas et matériel de la volonté, à la sculpture, la peinture, la poésie, jusqu'à la tragédie, où se manifeste le degré le plus élevé de la volonté, celle de l'homme, pour aboutir, enfin, à la musique, qui n'est plus une objectivation de la volonté — puisqu'elle n'est pas représentation — mais pure volonté.

La contemplation esthétique constitue donc un moyen de se libérer de la volonté, mais seulement partiellement à cause de son caractère transitoire. La libération définitive a lieu dans le domaine de l'éthique, à quoi est consacré le quatrième livre du Monde. Le problème que se pose Schopenhauer est de savoir comment l'homme peut se libérer de la volonté, tout en étant esclave. D'un côté, l'homme est phénomène, il est donc soumis à la loi de causalité et n'est pas libre; d'un autre côté, il est noumène, et donc à nouveau asservi, non pas par la représentation, mais par la volonté. Libérer la volonté, cela reviendrait à dire sanctionner l'antagonisme, qui existe déjà de fait, et qui oppose le sujet aux autres êtres. Il s'agit donc de s'affranchir de la volonté de vivre, ce qui ne peut avoir lieu qu'à travers la compréhension de la nature de la volonté, intrinsèquement négative. Cette dernière n'est qu'une succession interminable de besoins et de désirs, dont la satisfaction est suivie par l'ennui.

De ce caractère négatif, dans lequel est pleinement explicité le pessimisme d'Arthur Schopenhauer, le monde, la nature et l'histoire en sont les témoins. Contrairement à ce qui est soutenu par Leibniz dans sa Théodicée, notre monde n'est pas le meilleur des mondes possibles, mais le pire: il ne pourrait pas l'être plus, ou alors il ne pourrait exister. Et la nature, régie par un finalisme qui pourrait nous pousser à la considérer de manière optimiste, ne veille qu'à la perpétuation des espèces, en délaissant l'individu.

L'histoire, enfin, n'est pas progrès ou perfectionnement, mais répétition incessante d'un unique destin, celui du besoin et du manque gouvernant la volonté. Ayant pris conscience de ce caractère négatif, l'homme est poussé à abandonner la volonté de vivre, car elle lui apparaît comme un mal (voire comme l'origine même du mal), pour accéder à la noluntas, à la "nolonté", en quoi consiste la libération. Celle-ci a trois niveaux: le premier est celui de la justice, par lequel l'homme reconnaît soi-même et ses semblables comme représentations d'une volonté unique, et met un frein à la lutte entre les individus. Le deuxième est celui de la bonté, comprise comme amour et compassion envers les autres hommes, qui sont pareils à nous et à notre destin ("Tout amour pur et sincère est compassion", Monde, IV, 67). Le troisième niveau est l'ascèse qui se distingue radicalement des deux précédents. Dans l'ascèse, en effet, l'homme ne s'efforce pas de modérer sa propre volonté par des sentiments de compassion pour ses semblables, mais il éprouve une répulsion pour la volonté de vivre elle-même. L'ascèse est "l'horreur de l'homme pour l'être dont son propre phénomène constitue l'expression, et aussi pour la volonté de vivre, pour le noyau et l'essence d'un monde reconnu comme plein de douleur" (Monde, IV, 68). La chasteté (selon laquelle tout amour implique une affirmation de la volonté de vivre), la résignation, la pauvreté et le sacrifice sont des caractéristiques de l'ascèse.

Par cette négation de la volonté de vivre, s'achève Le Monde comme volonté et représentation, texte dans lequel est résumée toute la pensée de Schopenhauer. Les traits distinctifs d'une telle réflexion, comme la méfiance en la raison et le pessimisme, auront une très forte influence sur la culture des XIXe et XXe siècle, en littérature (Léon Tolstoï, Guy de Maupassant, Franz Kafka, Thomas Mann), comme en philosophie: le jeune Nietzsche se déclarera disciple de Schopenhauer. Ensuite, à la conception de Schopenhauer de la volonté se rattacheront Henri Bergson et Sigmund Freud. On retrouve également des traces de son pessimisme chez des philosophes faisant partie de branches de réflexions assez éloignées de celle de Schopenhauer, tels que Max Horkheimer et Ludwig Wittgenstein.

Pierre Hadot,

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Paris, samedi 20 avril 2024