Otto Rank

Biographie
Otto Rank
Otto Rank

Psychanalyste, Otto Rank — Otto Rosenfeld — est né le 22 avril 1884 à Vienne (Autriche).

Théoricien de la rénovation de la technique psychanalytique mettant radicalement en cause la cure classique au profit d'une thérapie dite "active", brillant spécialiste de philosophie, de littérature et de psychanalyse appliquée, clinicien remarquable, Otto Rank fut le seul autodidacte des disciples freudiens de la première génération. Esprit indépendant, hostile à tous les dogmatismes, il fut comme Sandor Ferenczi l'artisan de la première grande dissidence interne à l'International Psychoanalytical Association (IPA). Contrairement à Alfred Adler, Carl Gustav Jung ou Wilhelm Stekel, il resta freudien. Sa position critique s'affirma à partir de 1923, à une époque où le mouvement psychanalytique, soucieux de conformisme, de normalisation et de pragmatisme, était en train d'adopter des idéaux adaptatifs contraires à ceux du freudisme originel.

Né à Leopoldstadt, dans la banlieue de Vienne, Rank était le troisième et dernier enfant de Simon Rosenfeld, un artisan joaillier juif originaire du Burgenland, et de Karoline Fleischner, dont la famille venait de Moravie. Malgré un bon dossier scolaire, il fut contraint à l'âge de 14 ans d'entrer dans un collège technique afin d'acquérir une formation le destinant à travailler dans un atelier d'usinage: "C'est ainsi, écrit-il dans son Journal d'adolescent, que je grandis, livré à moi-même, sans éducation, sans amis, sans livres."

Atteint très tôt d'un rhumatisme articulaire aigu, le jeune Otto souffrait autant de cette douloureuse maladie que de sa laideur physique et d'une relation violente avec son père, alcoolique invétéré et sujet à de graves crises de colère. En outre, victime dans son enfance d'une tentative d'abus sexuel de la part d'un adulte de son entourage, il présenta vers sa vingtième année des signes de névrose: "Il souffrait d'une phobie, écrit James Lieberman, son biographe, qui l'empêchait de toucher qui que ce soit sans porter des gants. Cette crainte pathologique des microbes et des rapports sexuels est probablement due à sa première et traumatique expérience du sexe."

Devenu apprenti tourneur, Otto Rosenfeld poursuivit seul sa formation intellectuelle en se passionnant pour la littérature et la philosophie. Parmi ses auteurs de prédilection figuraient Friedrich Nietzsche (1844-1900), Arthur Schopenhauer (1788-1860) et Henrik Ibsen (1828-1906). En 1903, il adopta le pseudonyme de Rank d'après un personnage de la Maison de poupée d'Ibsen. En prenant cette nouvelle identité, il voulait affirmer son indépendance à l'égard de son père qu'il détestait. Par la suite, il se convertit au catholicisme pour faire légaliser son nouveau patronyme. Cependant, parfaitement athée et dépourvu de tout sentiment de haine de soi juive, il renonça bien vite au reniement de ses origines et, à la veille de son premier mariage, il choisit de se reconvertir au judaïsme afin d'assumer sa judéité.

C'est en lisant l'ouvrage d'Otto Weininger, Sexe et Caractère, qu'il commença à s'intéresser aux questions soulevées par la psychanalyse. En 1905, après la découverte de L'Interprétation du rêve, il fit la connaissance d'Alfred Adler, qui lui permit de rencontrer Sigmund Freud et de s'intégrer très vite à la Société psychologique du mercredi. Il en devint le secrétaire en 1906 après avoir présenté un exposé inaugural sur le thème de l'inceste où apparaissait déjà la problématique du roman familial présente dans son grand livre publié en 1909: Le Mythe de la naissance du héros.

L'intérêt passionné qu'il porta à la psychanalyse et la rencontre avec Freud, qui le considéra d'emblée comme son "fils adoptif", décidèrent de la destinée du jeune Otto Rank. Il se mit à écrire, devint un intellectuel, entra à l'université et obtint en 1912 un doctorat de philosophie. À l'âge de 28 ans, il avait déjà publié quatre livres sur la littérature, les mythes et l'inceste. En outre, il fut en quelque sorte le premier archiviste de l'histoire du freudisme: c'est lui en effet qui se chargea de transcrire, au fil des semaines, les procès-verbaux des réunions de la Société du mercredi. Ce travail considérable sera publié en quatre volumes par Hermann Nunberg entre 1962 et 1975.

Mobilisé malgré lui en 1915, il servit comme rédacteur dans un journal de Cracovie, ville située dans la partie est de l'Empire austro-hongrois. Là, il fit la connaissance de Beata Mincer, une jeune fille polonaise, étudiante en psychologie, surnommée Tola. En octobre 1918, il l'épousa. Elle deviendra psychanalyste sous le nom de Tola Rank (1896-1967) et lui donnera une fille.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Rank était devenu un autre homme. L'ancien ouvrier autodidacte habitait désormais au centre de Vienne et pratiquait la psychanalyse grâce à Freud, qu'il vénérait comme un père et qui lui envoyait des patients. Par ailleurs, il faisait partie du petit cercle des élus au sein du Comité secret et dirigeait le Verlag, la maison d'édition du mouvement psychanalytique créée grâce à l'argent d'Anton von Freund.

La défaite des empires centraux et la victoire de l'Europe de l'Ouest sur l'Europe centrale eut pour effet de réduire à néant la position prépondérante occupée jusqu'alors par Vienne et Budapest à la direction de l'IPA. Appuyé par les Berlinois (Karl Abraham, Max Eitingon), Ernest Jones s'employa alors à imposer les principes d'une orthodoxie psychanalytique.

C'est dans ce contexte que surgirent de graves conflits entre Rank d'un côté, Jones et Abraham de l'autre. Mélancolique depuis de nombreuses années, Rank traversait souvent des crises dépressives suivies d'états d'exaltation. Aussi fut-il considéré par les notables du mouvement comme un "malade mental", atteint de psychose maniaco-dépressive. Jaloux de l'affection que Freud lui portait et soucieux de normaliser les modalités de l'analyse didactique, Jones devint le principal adversaire de Rank au sein du Comité secret. Or, à cette époque, celui-ci commença à s'écarter de la doctrine freudienne classique en publiant, au début de l'année 1924, un livre iconoclaste qui allait le rendre célèbre: Le Traumatisme de la naissance. Il soutenait l'idée qu'à la naissance tout être humain subit un traumatisme majeur qu'il cherche ensuite à surmonter en aspirant inconsciemment à retourner dans l'utérus maternel. Autrement dit, il faisait de la première séparation biologique d'avec la mère le prototype de l'angoisse psychique. Cette thèse, proche de celle que commençait à élaborer Melanie Klein, allait être adoptée, à quelques variantes près, par tous les représentants de l'école anglaise: non seulement par les kleiniens, qui lui donneront un contenu différent en situant l'angoisse de séparation dans la relation ambivalente de l'enfant avec le sein de la mère, mais aussi par les Indépendants, de Donald Woods Winnicott à John Bowlby, qui ne cesseront de s'interroger sur l'aspect biologique et existentiel du phénomène de séparation. Loin de s'en tenir à une conception classique du complexe d'Œdipe, Rank s'intéressait donc déjà à la relation précoce (et préoedipienne) de l'enfant à sa mère et à la spécificité de la sexualité féminine. De l'intérêt porté au père, au patriarcat et à l'Œdipe classique, il passait à une définition du maternel et du féminin, et donc à une critique radicale du système de pensée du premier freudisme, trop exclusivement fondé à ses yeux sur la place du père et le phallocentrisme.

La même année, dans Perspectives de la psychanalyse, Otto Rank s'attaqua, avec Sandor Ferenczi, à la rigidité des règles psychanalytiques, et, deux ans plus tard, en 1926, il proposa une théorie dite de la "thérapie active", préconisant des cures courtes et limitées par avance dans le temps ainsi qu'un recentrage sur le présent: au lieu de ramener sans cesse le patient à son histoire passée et à son inconscient, en interprétant les rêves et le complexe d'Œdipe, Rank jugeait préférable de solliciter la volonté consciente de celui-ci et de l'appliquer à sa situation présente, afin d'aiguiser son désir de guérir — seule manière de le faire sortir de la passivité masochiste dans laquelle il se réfugiait trop volontiers. Freud s'opposera aux thèses de Rank dans Inhibition, symptôme et angoisse puis il révisera sa position en 1933 dans ses Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse en soulignant que Rank avait eu le mérite de mettre en évidence l'importance de la séparation première avec la mère.

Il n'en fallait pas tant pour provoquer la colère de Jones, lequel n'hésitait pas pourtant, à la même époque, à soutenir les thèses kleiniennes. Rank n'étant ni médecin ni analysé, Jones et Abraham s'empressèrent d'expliquer que ses théories étaient la conséquence d'un conflit non résolu avec le père. Freud s'en mêla en obligeant son disciple à se soumettre à quelques séances.

Après avoir feint de se soumettre et après un début de carrière fulgurant aux Etats-Unis, où il forma des psychanalystes et des disciples en se réclamant du freudisme, Rank fut conduit à rompre avec son maître vénéré. En avril 1926, il lui rendit visite une dernière fois en lui apportant les œuvres complètes de Nietzsche: vingt-trois volumes reliés de cuir blanc. Accablé de douleur, mais toujours aussi féroce dans sa manière de rompre avec ses meilleurs amis, Freud écrivit ces mots dans une lettre à Ferenczi: "On lui a beaucoup donné, mais en retour il a beaucoup fait pour nous. Nous sommes donc quittes ! Lors de sa dernière visite, je n'ai pas eu l'occasion de lui exprimer l'affection particulière que je lui voue. J'ai été honnête et dur. Aussi pouvons-nous faire une croix sur lui. Abraham avait raison."

Victime d'une formidable campagne de calomnie orchestrée par Ernest Jones, Harry Stack Sullivan et surtout Abraham Arden Brill, qui le traita publiquement de déséquilibré, Otto Rank fut exclu de l'American Psychoanalytic Association (APsaA), et donc de l'IPA, le 10 mai 1930, dans des conditions dramatiques. L'attaque eut lieu à Washington, au milieu d'une brillante assemblée de psychanalystes muets et indifférents, parmi lesquels Helene Deutsch, Sandor Rado et René Spitz. Ce jour-là, seul Franz Alexander refusa de participer à la mise à mort du grand disciple viennois. Par la suite, tous les élèves américains formés par Rank furent sommés de retourner sur un divan.

Devenu indépendant, Otto Rank poursuivit son travail d'analyste sans jamais devenir antifreudien. Installé à Paris avec sa femme et sa fille, il fit la connaissance d'Anaïs Nin (1903-1977), dont il fut le deuxième analyste. Grâce au travail de Deirdre Bair, biographe d'Anaïs Nin, l'histoire de cette relation fut connue en 1995.

Quand Anaïs Nin vint voir Rank, elle sortait d'une cure désastreuse avec René Allendy qui s'était soldée par un acte d'inceste: elle était devenue la maîtresse de son père, Joaquin Nin.

En un premier temps, Rank lui permit, par ses interprétations, de mettre au jour la culpabilité inconsciente qu elle éprouvait face à cet inceste et de se détacher de son Journal qui lui servait d'opium. Mais bientôt, il tomba éperdument amoureux d'elle et devint son amant. Il la couvrit de cadeaux et lui offrit en gage de fidélité la fameuse intaille que Sigmund Freud lui avait passée au doigt lors de la création du Comité. Après son départ pour New York, où il traversa une terrible crise dépressive, il la supplia de venir. Elle le rejoignit et chercha à faire carrière comme analyste avec le désir pervers de détruire Rank et la psychanalyse. Installée dans le même appartement que lui, elle reçut des patients et coucha avec certains d'entre eux sur son divan, alors même que Rank s'occupait de ses propres analysants dans la pièce voisine. L'aventure se solda par une rupture lorsque Rank, désormais séparé de Tola, se rendit compte qu'Anaïs Nin ne quitterait pas son mari. Elle retourna à Paris et renonça à la psychanalyse.

Quelques semaines après la mort de Freud, Otto Rank fut emporté par une septicémie consécutive à une agranulocytose due aux effets secondaires des sulfamides avec lesquels il se soignait. Marié une seconde fois, heureux, et définitivement installé aux Etats-Unis, il souhaitait vivre en Californie, mais mourut à New York le 31 octobre 1939, avant d'avoir obtenu la citoyenneté américaine.

Dans le troisième volume de sa biographie de Freud, Jones continua à le poursuivre de ses imprécations en le traitant de psychotique, de maniaque et de cyclothymique, ouvrant la voie à la propagation d'une légende selon laquelle il serait mort de folie dans un asile américain. Malgré les réfutations de sa disciple, Jessie Taft, publiées en 1958, il fallut attendre les travaux de l'historiographie moderne, et notamment ceux d'Henri F. Ellenberger et de ses successeurs, pour que Rank se voie accorder la place éminente qui lui revient dans l'histoire de la psychanalyse.

Jean Bruno,

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Paris, vendredi 26 avril 2024