Paul Cézanne

à Aix-en-Provence
Paul Cézanne et Émile Zola
Paul Cézanne

Comment, entre les murs tortueux et encaissés des ruelles d'une des villes phares de la culture hexagonale et estivale, Aix-en-Provence, joyau de la "terre des festivals", le génie fut accueilli et abondamment méprisé, il y a de cela une centaine d'années.

Ce n'est jamais drôle d'être un petit nouveau. Emile avait treize ans lorsqu'il entra au collège Bourbon d'Aix-en-Provence, et dans cette ville, petite, étouffante tant elle était enclavée, il était un étranger. Son père, qui était mort quatre ans auparavant, était italien; Emile lui-même n'est devenu citoyen français qu'à l'âge de vingt et un ans. Sa mère, veuve, arriva du Nord de la France, où il avait passé ses premières années. Au collège, les garçons provençaux l'appelaient le "franciot", à cause de son accent parisien. Il souffrait aussi d'un léger zézaiement. Il n'était pas grand mais il était brillant et du genre à potasser. En fait, il était le souffre-douleur favori. Il fut envoyé en pension.

Il y avait un gamin, légèrement plus âgé et plus coriace qui s'appelait Paul. C'était également un étranger. Lui aussi était d'origine italienne et c'était un enfant illégitime. Il ne descendait pas de l'une de ces anciennes familles bourgeoises ou aristocratiques, qui avaient fait la société collet monté d'Aix. Son père était un dur et rude autodidacte qui avait travaillé de sorte à se hisser du statut de fabricant de chapeaux à la fondation de la première banque aixoise et qui avait acheté les quarante-cinq acres du Jas-de-Bouffan, lequel sous Louis XIV, avait appartenu au Marquis de Villars, Gouverneur de Provence.

La famille d'Emile était pauvre aux yeux de la société aixoise, celle de Paul c'était pire: c'étaient de nouveaux riches. Ni comme élève, ni à aucun autre moment de sa vie, Paul ne remua le petit doigt pour travailler à sa popularité. Il passa outre les interdictions de la pension, venant en aide à Emile, il se bagarra et fut puni à cause de ses blessures. Le jour suivant, Emile remercia Paul en lui offrant en cadeau un panier de pommes.

Paul était Cézanne et Emile était Zola.

La population d'Aix-en-Provence au XIXe siècle était seulement d'environ 25.000 habitants. Et pour son lycée, avoir pu produire deux figures historiques majeures ressemble à un éclair frappant deux fois au même endroit. Non seulement cela, mais il les avait produit simultanément.

Mais plus extraordinaire, était l'intensité de leur amitié. Les livres sur Zola font référence à son camarade de classe Cézanne, et ceux sur Cézanne à son camarade de classe Zola, comme si chacun était une note dans la vie de l'autre. C'était bien plus que cela. L'amitié entre les deux était de l'intensité de celle de David et Jonathan et — bien qu'avec des revers — c'était pour la vie.

Batistin Baille est un nom dont on ne se rappellerait pas aujourd'hui s'il n'avait été le troisième des "trois inséparables", bien que son rôle fut toujours subordonné à Cézanne et Zola. Ces trois-là faisaient de longues promenades dans la campagne autour d'Aix. Ils pique-niquaient, ils nageaient dans la petite rivière de l'Arc. C'était une existence arcadienne, un idéal du bonheur. Au début de L'Assommoir, il y a une description de la désolante blanchisserie de Paris où travaille Gervaise, et là, elle se souvient du temps où elle était blanchisseuse à Plassans (le nom fictif utilisé par Zola pour Aix): "Nous amenions le linge à la rivière. Cela sentait meilleur qu'ici. C'était un endroit charmant, un coin sous les arbres avec une claire eau courante". Les souvenirs de Gervaise faisaient écho à la lettre connue que Cézanne adressa d'Aix à Zola à Paris. "Te rappelles-tu du pin qui, planté sur la rive de l'Arc, inclinait sa tête touffue au dessus de la rive escarpée... ". Dans une partie autobiographique de L'Oeuvre, Zola écrit: "ils passaient des jours entiers tout nus, allongés sur le sable brûlant puis plongeaient encore dans l'eau... Ils vivaient pratiquement dans l'eau et la clarté du soleil semblait prolonger leur enfance...".

Autant pour Cézanne que pour Zola, le souvenir de ces jours était une débauche de bonheur. Ce fut toujours un aide-mémoire rappelant que la vie pouvait être comme cela, que la vie devait être comme cela. Zola essaya de recréer cela dans sa maison sur le bord d'une rivière, à Medan. Cézanne essaya de recréer cela dans ses peintures de baigneurs (en ajoutant de voluptueuses femmes nues, et dont la pure et simple maladresse est autant psychologique que picturale). Ils lisaient avec voracité autant qu'ils nageaient et pique-niquaient, principalement Victor Hugo et Alfred de Musset. Ils jouaient de la musique — Zola de la clarinette, Cézanne du cornet, et avec ces instruments jouaient la sérénade à une fille jusqu'à ce que les parents versent sur eux des bassines d'eau depuis la fenêtre de l'étage. Ils consacraient beaucoup de temps à penser aux filles. Ils planifiaient aussi leurs carrières et leurs ambitions étaient napoléoniennes. Zola parlait toujours de "conquérir" Paris. Cézanne "sidérerait Paris avec une pomme". Mais d'abord ils devaient y aller. Pour Cézanne et Zola il fallait se tirer d'Aix. Tout se passait à Paris. Mais la première chose dont il fallait se sortir était l'école. C'était des garçons brillants. L'un tendait à gagner les prix d'écriture, l'autre les prix de dessin. C'est vrai, Cézanne excellait en écriture, Zola en dessin. Tous deux cependant avaient des problèmes pour avoir le Bac.

Quand Cézanne l'obtint enfin, son père l'engagea dans des études de droit, qu'il répugnait autant à suivre qu'il détesta plus tard travailler dans la banque de son père.

Entre temps, Zola était parti à Paris tout seul, et maintenant au Lycée de Paris, on se moquait de lui encore, cette fois parce qu'il était provençal. Son surnom était Gorgonzola. Il n'avait pas d'argent, il était seul, il était malade, il était malheureux. Il se languissait d'Aix et de ses amis. Un été passé en vacances à Aix était l'intervalle entre les innombrables lettres priant Cézanne de venir à Paris afin qu'ils puissent accomplir leurs ambitions. Il raconte un rêve dans lequel il avait écrit un livre que Cézanne avait illustré, et dans le rêve, "nos deux noms brillaient ensemble en lettres d'or sur la page de couverture et cette fraternité de génie devenait inséparable pour la postérité".

Durant sa vie, on faisait souvent référence à Cézanne comme le peintre venant d'Aix. De nos jours, son immense notoriété est basée principalement sur les peintures qu'il exécuta dans son studio ou sur le paysage environnant, notamment la montagne Sainte-Victoire. Depuis le premier et presque absurde tumulte des peinture de ses débuts jusqu'à sa maturité de calme classique, on pourrait l'imaginer contemplant sereinement le paysage de Provence et n'en bougeant à peine.

En fait Cézanne ne fut jamais serein. Il était toujours turbulent. Après sa première visite à Paris en 1861, il y eut à peine une année dont la moitié ne fut pas passée à Paris ou dans les alentours, et dans les années 1870, il passa à peu près quatre années consécutives dans le Nord. Même dans ses dernières années il s'éloignait d'Aix pour de longs voyages. Il ne peignit jamais une toile dans ou de Aix même. Ses studios étaient toujours en dehors de la ville ainsi que ses modèles. Pourtant, où qu'il aille, il emmena la Provence avec lui (même sous la forme de grosses quantités d'huile d'olive, un ingrédient essentiel de sa soupe favorite). La Provence était partout où il se trouvait être. Il y a des peintures exécutées à Chantilly, près de Paris, qui auraient pu l'être dans la maison familiale aixoise, le Jas de Bouffan. Le contraire n'est pas le cas.

De la même façon, en un sens, Zola n'a jamais quitté Aix (de la même façon que Joyce n'a jamais quitté Dublin). Il ne fit que de rares visites dans le Sud par nécessité, comme enterrer sa mère dans le cimetière d'Aix, près de son père, ou pour éviter la guerre franco-prussienne et ses séquelles. Mais l'ensemble de ses fantastiques efforts littéraires grandit hors d'Aix. Les séries de romans en vingt gros volumes commencent et finissent à Aix (Plassans). Les romans les plus connus (comme L'Assommoir, Nana, Germinal, La Bête humaine) ont comme lieu d'action le Nord mais les protagonistes sont tous membres de la famille Rougon-Macquart qui est originaire de Plassans. Ils sont les brindilles et les branches de l'arbre de famille dont le tronc et les racines sont fermement d'Aix-en-Provence.

Quand Cézanne rejoignit Zola à Paris pour étudier l'art, il rencontra et présenta à Zola les peintres plus tard connus comme les Impressionnistes, que Zola fut le premier à promouvoir avec sa plume. Cézanne présenta aussi Zola à Alexandrine — "Coco" — qui devint sa femme, et quand il se marièrent il fut le témoin de Zola. Zola dédicaça son premier vrai livre à Cézanne (et à Baille). Quand Zola devint riche et que le père de Cézanne eut déshérité son fils, Emile envoya de l'argent à Paul, sa maîtresse (plus tard sa femme), et leur enfant.

C'était une amitié très profonde, durant bien au-delà de la quarantaine. Mais leur relation était en train de changer. Zola ne resta pas longtemps celui qui avait été protégé. Il devint très connu et très riche, alors que Cézanne avait échoué non seulement aux yeux du monde mais aussi (cela devint de plus en plus apparent) aux yeux de Zola. L'enthousiasme initial et le prosélytisme de Zola envers les Impressionnistes se changèrent en déception et en rejet.

Puis, en 1886, quadragénaire, Zola publia L'Oeuvre. Beaucoup d'éléments dans ce livre étaient autobiographiques, le début en particulier, dans lequel le peintre Claude est sans conteste Cézanne (tout comme Sandoz est Zola). Mais dans le schéma fictif de Zola, Claude est aussi un Lantier et les règles des romans de Zola dictaient que tout membre de la famille Lantier est aussi maudit qu'un Atride. Claude est un échec en tout et il se pend devant son chef-d'oeuvre inachevé.

Les raisons de la réaction de Cézanne à L'Oeuvre sont plus compliquées que l'on ne le prétend généralement. Il n'accusa pas réception de la copie flateusement dédicacée du livre que Zola lui envoya. Cézanne ne voulait plus rien avoir à faire avec son vieil ami, alors que Zola (qui était un homme gentil) demandait toujours à leurs amis communs comment Paul allait.

Il y a une chose sur laquelle ils furent toujours d'accord, c'était leur ville, Aix-en-Provence, "magnifique endroit, gens détestables", disait Zola, et Cézanne ressentait la même chose. Emile Bernard l'a entendu dire que ses compatriotes étaient des taupes et qu'il les méprisait tous. Les enfants dans la rue riaient de son apparence négligée. Dans ses dernières années, diabétique et souffrant parfois de vertiges, sa démarche chancelante était prise pour de l'ivresse et on lui jetait des pierres. Le directeur du musée local, le Musée Granet, déclara que tant qu'il serait vivant, aucune toile de Cézanne ne serait accrochée là. L'homme vécut jusqu'en 1921 et il tint parole. Le traitement qu'Aix a fait subir à Cézanne durant sa vie a été honteux. Aujourd'hui il y a plusieurs peintures de Cézanne au Musée Granet, achetées à prix d'or ou prêtées par le Musée d'Orsay de Paris.

Les raisons pour lesquelles Zola détestait les aixois viennent du fait qu'il avait été l'objet de tant de moqueries à l'école. Son père vénitien était un aventurier mais aussi un brillant ingénieur. Il fut responsable de la conception et de la création du barrage au-dessus d'Aix. La ville avait toujours été sale, c'était connu, insalubre (les épidémies de choléra) et chaude. L'eau du barrage de Zola la transforma en une ville jouissant d'une eau propre et potable, avec les innombrables fontaines qui la rende si charmante aujourd'hui. Cocteau disait qu'un aveugle à Aix penserait que le soleil brille sans cesse et qu'en même temps il pleut. François Zola mourut d'une pneumonie avant que le barrage ne soit terminé. La compagnie fit faillite et la famille de Zola fut laissée sans rien. Sans doute, l'inexpérimentée jeune veuve fut elle dépassée.

La petite famille Zola souffrit de bien des épreuves mais les profonds griefs d'Emile ne viennent pas réellement du manque d'argent. Ce qu'il ne pouvait oublier ou pardonner était l'humiliation à laquelle sa mère fut soumise. Il ressentait avec une même amertume le manque de reconnaissance donnée à son père qui transforma tant la ville. En 1868, il souleva une polémique sur Aix, dont la férocité anticipait le J'Accuse qui fit exploser l'affaire Dreyfus. Provocant une querelle dans le journal local, le Mémorial d'Aix, il dénonça la ville comme étant pingre, insignifiante et étroite d'esprit. Il ne demanda pas de compensation financière pour les torts causés à son père mais une reconnaissance de sa réussite. Cela avait été un outrage que le Canal Zola soit rebaptisé Canal d'Aix. Il n'y avait pas une seule rue ou place dans la ville qui portait le nom de son père. Il gagna. Le Canal d'Aix redevint le canal Zola et une route nouvelle à la périphérie de la ville reçut le nom de François Zola. Sa verve avait frappé, chez lui, et les insultes n'étaient pas oubliées.

Son offense fut renforcée non seulement par le cas Dreyfus (les conservateurs et antisémites aixois étant bien sûr contre), mais aussi dans l'ensemble constituant les vingt volumes des épisodes sur les Rougon-Macquart dans lesquels la société de Plassans-Aix est amplement brocardée.

Aix-en-Provence détestait tout simplement Zola (et le déteste encore). Son traducteur anglais, Vizetelly, écrivit en 1898 (quatre ans avant la mort de Zola) que tout comme la ville de Tarascon n'avait jamais pardonné à Alphonse Daudet son Tartarin, Zola "qui compte sans doute plus d'ennemis qu'aucun autre écrivain de cette période, n'en avait de pires que les citoyens d'Aix".

Émile Zola mourut d'asphyxie le 29 septembre 1902 (mésaventure, homicide involontaire ou meurtre ?). Il fut enterré au cimetière Montparnasse par une foule deux fois plus importante que la population d'Aix. Durant l'affaire Dreyfus, Zola avait été la conscience du genre humain, dit Anatole France au nom de l'Académie Française, cette institution auguste qui avait toujours rejeté sa candidature en tant que membre tout comme pour Molière et Balzac.

Quand la femme de ménage de Cézanne lui apporta la nouvelle de la mort de Zola, il hurla: "Allez vous faire foutre ! Allez vous faire foutre ! Qu'on me laisse seul !". Il s'enferma dans son studio, inconsolable.

Laura Pujol,

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Paris, vendredi 26 avril 2024