Charles Péguy

Biographie
Charles Péguy
Charles Péguy

Écrivain français, Charles Péguy est né le 7 janvier 1873 dans un faubourg populaire d'Orléans.

Orphelin pauvre, favori de ses maîtres de l'école primaire, boursier du lycée, puis élève de l'École normale supérieure, avant de devenir dreyfusard et fondateur d'une revue, Péguy est un écrivain multiple auquel la postérité, outre une gloire littéraire, en accorde trois autres: celle de son engagement républicain, celle de sa foi de converti au catholicisme et celle de sa mort à la guerre, le 5 septembre 1914, au début de la contre-offensive de Gallieni préparant la bataille de la Marne.

Dans Pierre (1898), récit de son enfance, l'auteur suppose qu'âgé de vingt ans, il "se fait confidence à lui-même de son histoire". Un ton naïf a fait oublier l'amère étrangeté du sous-titre (commencement d'une vie bourgeoise) et inspira les tableaux d'une hagiographie souvent reprise: le père menuisier mort à vingt-huit ans, humilié par la défaite, a laissé pour toute relique un morceau du pain dur des "mobiles" de 1870.

L'enfant apprend à lire auprès d'une mère sévère qui rempaille des chaises, aidée de la grand-mère racontant des fabliaux de diables et de curés, et des histoires du temps passé quand elle gardait les moutons dans le Bourbonnais et qu'il y avait des loups.

En octobre 1880, quand l'enfant est présenté à l'école annexe de l'École normale d'instituteurs d'Orléans, il pénètre dans un ordre sérieux et bienveillant, réglé comme une utopie. Les maîtres y enseignent que toute satisfaction naît du travail bien fait et du devoir accompli. Là s'arrête le "commencement d'une vie bourgeoise". Reçu premier Orléanais au certificat d'études, boursier de la Ville, il entre en sixième classique en 1885 et obtient tous les prix. Cours d'instruction révolutionnaire auprès des artisans du faubourg de Bourgogne; khâgne à Lakanal en 1891; échec à l'oral du concours de la rue d'Ulm; service militaire à Orléans; deuxième échec à l'École normale; pensionnaire boursier à Sainte-Barbe en 1893, enfin réussite à l'entrée de la rue d'Ulm.

Au lycée d'Orléans, où il avait fondé une association sportive, à Lakanal, dans l'armée, à Sainte-Barbe, rue d'Ulm, il cultive de fortes amitiés, avec Louis Baillet, futur bénédictin, Albert et Lucien Lévy, Albert Mathiez, Jérôme et Jean Tharaud, Charles Lucas de Peslouän, Jules Isaac et bien d'autres, juifs, catholiques, protestants, fils d'ouvriers, de bourgeois, de généraux. La carrière et la personne de Péguy seraient incompréhensibles sans cette "bande", avec sa "morale de bande". Non qu'il soit l'ami de tout le monde: sourcilleux dans ses choix, il ne tolère pas qu'on le lâche, même pour mourir. Et quand le plus cher, Marcel Baudouin, est emporté par la typhoïde en 1896, il devient son frère, "Pierre", signe Marcel et Pierre Baudouin une Jeanne d'Arc et nombre de textes, et épouse la soeur de son ami, Charlotte, en 1897.

À l'École normale, Charles Péguy fonde un cercle socialiste et thésaurise des souscriptions pour un futur "journal vrai". Lucien Herr, bibliothécaire de l'École (de 1888 à 1926), l'appuie, et c'est avec le "caïman" de philosophie, Lucien Lévy-Brühl, dreyfusard de la première heure, qu'il s'engage: il revendiquera lui-même un engagement dans l'Affaire, antérieur au J'accuse d'Émile Zola et à la pétition des intellectuels de janvier 1898.

Du procès Zola à celui de Rennes, Péguy encadre la troupe de ses camarades. Ces années d'"héroïsme" et de "béatitude" révolutionnaire décident de sa vie et de sa carrière. Au début de 1898, grâce à un petit capital provenant de sa belle-famille, il achète, 17 rue Cujas, la boutique devenue la Librairie Georges Bellais; centre de propagande dreyfusard, la librairie n'en publie pas moins les frères Tharaud, Romain Rolland, Charles Andler et Jean Jaurès. En août 1899, la faillite menace, et grâce à Lucien Herr, une Société nouvelle de librairie et d'édition reprend l'entreprise, dont Péguy n'est plus que l'employé du conseil d'administration, composé notamment de Herr, Léon Blum, François Simiand.

Les frictions avec les socialistes se multiplient alors. Péguy obtient de justesse un mandat de délégué au congrès fondateur du parti socialiste unifié (1899), qui le révolte par sa décision de n'admettre aucune polémique interne dans les publications reconnues par le parti, et d'ainsi "supprimer la liberté de la presse". Après cette expérience de "la censure socialiste", son projet de "journal vrai" lui apparaît comme une nécessité et, en décembre 1899, il propose à la Société nouvelle d'éditer des Cahiers de la Quinzaine. Se méfiant de l'indocile, et obéissant à la ligne nouvelle du parti, Lucien Herr refuse: "Vous êtes un anarchiste: nous marcherons contre vous de toutes nos forces". Pourtant, durant trois années encore, Péguy présente ses Cahiers comme une publication socialiste, il est vrai indépendante et souvent polémique.

Jeune, inconnu, sans l'aveu de personne, il est seul à entreprendre en janvier 1900 la publication des Cahiers, jusqu'en août 1914, ou plutôt seul à mobiliser les dévouements et les contributions indispensables. Sa force vient de là, du sentiment impérieux d'obligation qu'il impose à ceux qu'il choisit. Anatole France échappe sans peine à cette réquisition, moins bien Maurice Barrès, moins encore Romain Rolland et Georges Sorel, et Daniel Halévy en fut déchiré.

À ceux qui ont rejeté ou trahi son dévouement, Herr ou Jaurès, ou plus passagèrement Halévy, il adresse un jet d'amertume qui blesse en inoculant le ressentiment et la honte du ressentiment. Avec ses vieux amis Joseph Lotte, les Tharaud, Jules Isaac, le Père Baillet et de jeunes fidèles, Jacques Maritain, André Suarès, Julien Benda, henri Massis, Ernest Psichari ou Alain-Fournier, les relations sont toujours passionnelles, dans une fraternité singulière et conflictuelle dont l'histoire serait fascinante à écrire.

Mais les Cahiers de la Quinzaine sont aussi une épuisante entreprise: le "gérant" Péguy veille à leur fabrication matérielle et à leur diffusion commerciale, il relit les épreuves, rédige les prospectus et d'innombrables lettres, quête les fonds, obsessionnellement. En quatorze ans et demi, il aura publié deux cent trente-neuf Cahiers, où apparaissent des auteurs comme Anatole France, Romain Rolland, les frères Tharaud, André Spire et tant d'autres, sans parler de Péguy lui-même. Les Cahiers ont abordé les questions politiques et l'actualité tragique (pogroms contre les juifs, question arménienne, la paix, la guerre), les questions de société (l'école, l'alcoolisme, la colonisation) et la littérature.

Avant les Cahiers, Péguy avait publié plusieurs articles dans La Revue socialiste, Le Mouvement socialiste et La Revue blanche. En 1898, la Librairie Georges Bellais imprime Marcel, premier dialogue de la cité harmonieuse, cité à laquelle et dans laquelle nul n'est étranger. Et dès 1897 paraît Jeanne d'Arc, "drame en trois pièces", antimilitariste, internationaliste, totalement passé inaperçu (on n'en vendit qu'un exemplaire), publié par la Librairie socialiste sous la double signature de Marcel et Pierre Baudouin. Cette Jeanne "socialiste" n'est-elle qu'une oeuvre de jeunesse, de normalien, de militant, ou la pierre d'attente d'un édifice futur, comme l'auteur nous invite à le penser ?

Comme écrivain, Péguy adopte d'emblée une position très anticonformiste. Pour lui, la personne de l'écrivain est multiple et différente de celle de l'"homme": ils ne coexistent pas dans la même temporalité et ne vivent plus de la même vie. Ainsi, comme l'ami mort, le jeune Marcel, Marcellus, n'est plus le contemporain de Charles Péguy, de même l'auteur naissant qui signe du nom d'un mort, Pierre Baudouin, accepte de renoncer à soi, au prix d'une "partance" analogue à celle de Jeanne, et pour une mission dont on ne sait pas où elle le conduira sur cette terre, sinon au pays de la littérature, en compagnie de celui qui fit mine de s'appeler Victor-Marie comte Hugo. Et le cahier du même nom (octobre 1910), suivant de peu la publication du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc (janvier 1910), marque le terme de l'appropriation d'une identité littéraire, inséparable de la découverte, dans Notre jeunesse (1910), de l'ordre "mystique" de l'action.

Les étapes de cette construction de la "personne" littéraire de Péguy jalonnent treize ans de publications, de Jeanne d'Arc à Victor-Marie, comte Hugo et des oeuvres de jeunesse à Notre jeunesse. Les pseudonymes se multiplient dans les articles d'avant 1900 (Pierre Baudouin, Jacques Daube, Jacques Lantier, Pierre Deloire) et quelques-uns de ces noms reparaissent dans les premiers Cahiers, inaugurés par une Lettre du provincial adressée à "Péguy", lettre supposée d'un lecteur, à laquelle "Péguy" répond brièvement: l'auteur se construit un interlocuteur et mobilise son destinataire.

En 1910 encore, après avoir rudement répondu dans Notre jeunesse à un essai rétrospectif sur l'affaire Dreyfus qui ne le satisfait pas (L'Apologie pour notre passé, de Daniel Halévy), il décide de se répondre au nom de son ami blessé et rédige Victor-Marie, comte Hugo. Ainsi, nombre de figures réelles ou imaginaires composant la fraternité des Cahiers parlent à travers le texte de Charles Péguy, mais par sa voix.

Entre 1900 et 1901, dans De la grippe, puis Entre deux trains et Casse-cou, par l'usage du dialogue, de l'allusion, de la citation, les pseudonymes deviennent des personnages: "Il va falloir que moi Baudouin, que Deloire, que Péguy et tous ses abonnés nous soyons matérialistes et athées avec le citoyen Vaillant". L'auteur parle à la fois pour les abonnés et pour le gérant Péguy.

À la fin de 1900, les Cahiers publient Pour ma maison, puis Pour moi. En octobre 1901, Vraiment vrai signé Charles Péguy, expose le programme des Cahiers. Enfin, De la raison, en décembre 1901, préface admonestatrice à des écrits de Jaurès, fait entendre la voix de toutes ces figures, à la première personne du pluriel, pour avertir celui que les dieux perdent ou qui perd ses dieux. De même dans Notre patrie, Notre jeunesse. Rappelons d'ailleurs que l'entreprise des Cahiers réunit une multiplicité d'auteurs. Ce pluriel est peut-être une fiction fondatrice de l'oeuvre et la condition fixée à sa mission de chef de choeur assemblant les voix populaires et mystiques qui s'adressent aux puissants ou vont prier Dieu (Les Suppliants parallèles, 1905).

Ainsi Péguy parle-t-il toujours pour quelqu'un, y compris pour lui-même, c'est-à-dire à la place de quelqu'un, et d'abord à la place de lui-même. Mais aussi en faveur de quelqu'un, et donc contre d'autres, et puis in memoriam et ad intentionem (épigraphe du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc). Il y puise le sentiment d'être autorisé à parler, son autorité et, parfois, son autoritarisme.

Jusqu'en 1905 environ, Péguy tient son autorité d'être le garant fidèle d'un socialisme et d'un dreyfusisme trahis par Jaurès, Téry et les socialistes. En juin 1903, dans Reprise politique parlementaire (à propos d'une intervention de Jean Jaurès à la Chambre en faveur de la révision du procès de Rennes), Péguy affirme que lui et les siens n'ont jamais varié dans leur dreyfusisme, antérieur à celui de Jaurès: l'autorité de Jaurès s'est "altérée", "corrompue" en autorité "politique et parlementaire", toute "l'autorité révolutionnaire et morale" appartenant désormais à une "compagnie d'hommes libres", Péguy, Bernard-Lazare, les abonnés de la revue. La célèbre distinction qui sera formulée dans Notre jeunesse entre mystique et politique s'annonce: il ne faut pas la comprendre seulement comme une opposition du pur et de l'impur, mais séparant deux ordres d'autorité. Le premier système de représentations donne cohérence aux Cahiers: leur gérant, Péguy, fait "un métier misérable" ("tout le monde ne peut pas être une bouche d'ombre", dit-il en faisant allusion à un poème de Victor Hugo), avec la mission d'assurer aux Cahiers et à leurs collaborateurs une liberté inconnue ailleurs, et ainsi de "former un public" puisqu'il n'y a plus de vrai public dans la France moderne: "donner de l'air aux oeuvres et au peuple étouffé", écrit-il dans Personnalités (5 avril 1902), expliquant que toute autorité littéraire vient de la personne et que celle des Cahiers peut légitimement s'éprouver en mettant en cause la personne des adversaires.

De Jean Coste (novembre 1902) révèle alors où Péguy place sa légitimité: la misère, celle du gérant, est une grandeur de situation qui donne autorité à sa personne. De Notre patrie (1905) à Notre jeunesse (1910), un second système d'autorité reposera sur la dénonciation de l'adversaire que désigne déjà Zangwill (octobre 1904): le monde moderne, dont "la pensée de derrière la tête", formulée par Hippolyte Taine et Ernest Renan, est de s'attribuer toute légitimité grâce à la science déterministe. L'enjeu de cette bataille est la conquête du Temps: toute l'Université, tout le "parti intellectuel", tout Lucien Herr et tout François Simiand, tout le monde moderne visent à une domination intellectuelle, à un impérialisme qui présente l'avenir comme tout fait. À cela, Péguy oppose une intuition d'espérance, de liberté et de grâce: la pensée d'Henri Bergson et (inséparablement) une "voix de mémoire" française et chrétienne que sa prose dévoile méthodiquement, à travers la série des "situations" (1906-1907), jusqu'au moment enfin où sa conversion s'avère, à partir de 1910 et du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc.

Péguy a toujours affirmé qu'il n'avait jamais varié. Sa personne finit par comprendre "l'immense océan de sa silencieuse race", tous les Français illettrés, fils d'Adam à qui parlait Dieu et qui parlent Dieu en France et en vers avec Le Porche du mystère de la deuxième vertu (l'espérance) en 1911, Le Mystère des saints innocents (1912), La Tapisserie de sainte Geneviève (1912), La Tapisserie de Notre-Dame (1913) et les quatrains d'Ève (1913).

Parallèlement, les oeuvres en prose: Victor-Marie, comte Hugo ( 1910), la Note sur M. Bergson ( 1914), qui concerne aussi Descartes, et la Note conjointe sur M. Descartes (1914). qui parle de Bergson, délimitent le terrain stratégique où Péguy se place enfin: le "présent", neuf, jaillissant, déshabitué du passé et des programmes intellectuels d'un avenir tout fait. L'homme du présent, éternellement jeune, est aussi l'homme des légendes, l'homme de la mémoire non écrite, de l'instinct vital et de l'intuition, et sa personne s'est "incarnée" dans un peuple, élu lui aussi, dans un moment ressenti comme sacré — le présent, dont il est le témoin sacrificiel et le combattant.

C'est avec une sorte de soulagement et d'allégresse que Charles Péguy rejoint son affectation de lieutenant dans la 19e compagnie du 276e régiment d'infanterie aux premiers jours de la Grande Guerre de 14-18. Le samedi 5 septembre 1914, veille de la bataille de la Marne, il meurt au champ d'honneur à Villeroy (près de Meaux), tué d'une balle au front à l'âge de 41 ans.

Pierre Citti,

Charles Péguy en librairie

Adresse de cette page web:
républiquedeslettres.fr/peguy.php
Droits réservés © La République des lettres
républiquedeslettres.fr

CatalogueNouveautésAuteursTitresThèmes
Histoire de la République des lettresChez votre libraire
RechercheContact & Mentions légales
Droits réservés © La République des Lettres
Paris, vendredi 29 mars 2024