Si l'on veut se représenter Antoine de Saint-Exupéry enfant, il faut l'imaginer à travers Le Petit Prince, blond et bouclé, découvrant le monde avec émerveillement, heureux d'explorer le domaine que possède sa famille à Saint-Maurice-de-Remens, dans l'Ain. Un garçon turbulent, malicieux, plein de vie, intelligent, sensible, pas toujours réfléchi, mais sérieux quand il parle de ses recherches et de ses projets d'avenir, rêveur et fantaisiste, épris d'une liberté qui admet la contrainte de l'éducation et du travail.
Dès l'âge de raison, il écrit ses premiers poèmes, se créant un univers à sa mesure, et il consacre déjà une partie de ses loisirs à inventer de nouveaux moyens de locomotion, telle une bicyclette à voiles. Il est doué d'une singulière puissance de concentration qui lui sera d'un grand secours dans sa carrière de pilote. Aucun détail ne lui échappe: il sait établir des relations entre ce qu'il voit et ce qu'il ressent, et leur donner un sens humain profondément élevé. Passionné dans tout ce qu'il commencé d'entreprendre, exalté dans ses sentiments, il a besoin de tendresse — cette tendresse dont une mère admirable n'a jamais cessé de l'entourer — mais il n'est pas sans apprécier une certaine austérité qui s'appuie sur le respect de l'autorité. Plus tard, lorsqu'il sera pensionnaire chez les Maristes, à Fribourg, il prendra conscience de sa responsabilité personnelle en s'interrogeant sur le problème de Dieu et de la religion. S'il n'échappe pas à l'angoisse métaphysique, à la crainte du néant, du moins n'est-il pas atteint par le scepticisme des jeunes, sa vie intérieure le portant plus à croire qu'à nier, avec ce désir de se convaincre lui-même de la beauté d'une existence qui est de source divine. Poète dans l'âme, magicien, diplomate, il est l'apôtre, le chevalier du monde moderne, et surtout le conquérant de l'homme.
Adulte, il apparaît non pas comme une "grande personne" jalouse de ses mérites et assurée de son importance, mais comme un adolescent qui a atteint avant l'âge une parfaite maturité de pensée, à la fois enthousiaste et songeur, véhément et généreux. Sa stature impressionne (1m84). De larges épaules au milieu desquelles trône une tête massive, presque ronde, font évoquer quelque rocher de la côte bretonne, défiant les tempêtes. Son regard perçant, parfois amusé ou ironique, qu'éclaire la flamme d'une intelligence toujours en éveil, et où l'on devine une franchise assez brutale, mais affectueuse, inspire aussitôt à ceux qui l'approchent une confiance sans limite. Peu expansif quand on essaie de le faire parler de lui — il ne se livrait à des confidences qu'avec les rares amis dont il était sûr — il se montre au contraire fort communicatif lorsqu'on l'interroge sur ses camarades, sur l'aviation, sur les mille questions auxquelles il s'intéresse (musique, philosophie, sciences physiques et mathématiques, biologie, astronomie, etc...). Entier dans ses jugements, il n'aime pas qu'on le contredise, même si les objections qu'on lui oppose sont fondées. Il veut avoir le privilège de résoudre lui-même les contradictions décelées dans un raisonnement qu il a pourtant longuement médité. Mais il n'y a pas d'être qui ait une noblesse de coeur comparable à la sienne. Sa fidélité en amitié, sa bonté, sa probité sont vraiment exemplaires. Tous ceux qui ont entretenu des rapports avec lui, aussi brefs qu'ils aient été, savent le pouvoir de séduction qu'il exerçait sur son entourage.
Ses qualités d'homme sont donc exceptionnelles. Quelle était sa valeur en tant que pilote ? Quelques biographes rappellent ses distractions et son audacieuse fantaisie lors de certains atterrissages ou décollages, mais ses camarades aviateurs ont toujours reconnu son habileté, sa ténacité, la précision et la rapidité de ses réflexes, et sa remarquable présence d'esprit dans les "coups durs". Le docteur Georges Pélissier a interrogé sur ce point le lieutenant-colonel Gavoille qui fut pendant les années 1943-1944 Ie chef de l'escadrille à laquelle appartenait Saint-Exupéry, et celui-ci lui a répondu: "Saint-Ex était un excellent pilote, très adroit, ii faisait bien quelques petites fautes, non par distraction en vol (il était au contraire, là-haut, très méticuleux, et il avait une telle expérience !) mais par distraction au sol, au moment où nous lui donnions des explications !". Ce témoignage convaincra les plus sceptiques.
Quelle image nous reste-t-il de cet homme qui lutta pour le ciel et pour la terre ? S'il est entré dans l'histoire en guerrier vainqueur de tout litige, n'appartient-il pas déjà à la légende, tel un infatigable messager de paix voguant sur le navire qui "ramène au vrai ceux que le faux repoussa" ? Sans doute, mais la permanence de son oeuvre fait surtout qu'il est de notre temps, plus présent que jamais, aussi jeune qu'il y a vingt ans, bien qu'il n'ait jamais cessé de croître, et l'héritage qu'il laisse aux hommes est en soi plus précieux que la somme des souvenirs qui s'y rattachent directement.
Saint-Exupéry n'est pas un auteur à thèse. Sa pensée n'est jamais altérée par ce souci de la démonstration si chère aux logiciens. Pour lui, la vérité d'une chose ne se prouve pas: elle échappe au premier contrôle du raisonnement, et n'est saisie qu'à l'aide d'un jeu d'approximations successives et de ressemblances de plus en plus proches. Non qu'il n'y ait de vérités que comparées, mais plutôt parce que chaque chose dépend d'une autre, obéit à des lois d'ensemble, participe à une organisation de structures qu'il faut considérer in globo, et n'a d'efficacité que si elle s'impose à nous dans toute son unité. Ainsi, ce que Saint-Exupéry retiendra de nombreuses propositions philosophiques sur la soumission du particulier à l'universel, sur la transcendance et le devenir de l'être, sur tout ce qui peut donner un sens au bien et au mal, à l'existence et à son contraire, prendra aussitôt la forme d'une évidence (l'évidence impliquant ici la certitude). C'est pourquoi l'on ne doit pas s'étonner si cet écrivain procède presque uniquement par affirmations. D'ailleurs, sa vie n'a-t-elle pas été l'illustration d'une de ses plus belles assertions: la primauté de l'homme sur l'individu ? "Je combattrai pour l'Homme. Contre ses ennemis. Mais aussi contre moi-même" , écrit-il au cours d'une sorte de profession de foi émouvante par la simplicité et la générosité des sentiments qui l'inspirent. Ce besoin d'affirmer, de construire, ce désir d'aller droit au but, de rendre clair ce qui semble le plus complexe et le plus obscur, était devenu pour Saint-Exupéry une règle de conduite et de travail. Et l'on retrouve dans l'homme, comme dans le créateur, la même intelligence, la même rigueur, la même recherche du noeud essentiel d'actes divers qui ne se découvre qu'à travers l'évidence de sa nécessité.
Saint-Exupéry se méfiait des prétextes à faire de la littérature. Il a toujours lutté contre cette maladie de l'écrivain qui s'efforce d'enjoliver un récit par de savantes évocations stimulant l'imagination du lecteur, mais trahissant l'authenticité des faits sous le couvert d'histoires vraisemblables. Ainsi, dans un des passages de Pilote de Guerre , il compare le nuage de condensation qui s'étire derrière son avion en plein vol à une robe à traîne d'étoiles de glace. L'image est valable en soi puisqu'il l'a inventée sans dégoût. Mais aussitôt il se reprend, mortifié d'avoir cédé a la tentation d'une poésie de pacotille. C'était faux à vomir. Voilà comment il dénonce la pose. Il éprouve une véritable aversion pour tout ce qui est attitude. Lui qui a si souvent côtoyé la mort ne se demande pas comment on doit se comporter devant elle. Chaque fois qu'il la rencontrera sur son chemin, il ne pensera pas à elle, mais à la nouvelle expérience qui peut l'enrichir et à la signification existentielle qu il faut lui donner. C'est cet attachement à la vie qui étonne chez un être qui a choisi de ne s'en soucier que dans la mesure où elle est partage et amour, grandeur et misère.
Qu'il se penche sur le mystère du monde, qu'il médité sur la corruption d'un peuple, qu'il veuille bousculer les événements en y prenant une part active, et forcer l'histoire en lui appliquant des lois qu elle ignore, il poursuit la même conquête de l'homme dans l'universalité de sa conscience, l'homme étant celui qui porte en soi plus grand que lui.
La figure de Saint-Exupéry semble correspondre étrangement à sa définition de l'homme. Et c'est justement cette présence en lui de quelque chose de supérieur à sa personne qui lui a permis de concevoir une éthique fondée sur le respect et la ferveur.
Faire un choix dans l'oeuvre de Saint-Exupéry est bien arbitraire. Quoique chacun de ses ouvrages ait sa signification propre, les thèmes qui y sont développés sont liés entre eux avec tant de force qu'il semble impossible, au premier abord, de les analyser séparément. Mais ce serait une erreur de ne pas les considérer dans le cadre d'une évolution spirituelle où l'on observe les différents moments d'une progression ascendante vers un but déterminé.
Chez Saint-Exupéry chaque idée correspond à un besoin d'élévation comparable à cette faim de lumière. Son outil sera l'avion, son arme l'amour.
Avant d'agir efficacement, il est normal qu'il se penche sur son outil et sur son arme pour savoir comment il convient de s'en servir. Et bientôt il s'aperçoit que leur usaçe conduit à un métier, à un style de vie, tout en lui apprenant à justifier le sens de son aventure. Saint-Exupéry, dans la plupart de ses écrits, ne fera que nous rendre compte de ce double apprentissage essentiel à la connaissance des êtres et des choses. C'est pourquoi nous serons amenés a distinguer dans son oeuvre deux thèmes prédominants: l'action comme moyen de se surpasser soi-même, et la foi conçue comme une passion qui bouleverse les données de la conscience. Indiquons toutefois que Saint-Exupéry ne sépare pas la pensée de l'action, et que la volonté d'agir n'est que la réalisation du désir de croire.
Si Saint-Exupéry a délibérément opté pour l'action, c'est qu'il avait la ferme conviction que l'homme, pour s'affirmer, devait livrer un combat dont l'issue pouvait lui être fatale. Dans l'homme il y a toujours l'individu qui domine, cette part de soi-même qui refuse d'adhérer à la communauté, et qui se rebelle quand on lui impose des règles lésant ses intérêts et limitant ses ambitions. Saint-Exupéry rejette le culte de l'individu, car il ne mène qu'à la déchéance, la branche étant incapable de vivre une fois détachée de l'arbre ou privée de sa sève. L'homme est constamment menacé de dégénérescence s'il ne se délivre pas de ce double encombrant et nuisible. Notre première tâche sera donc d'anéantir en nous tout ce qui favorise notre prédisposition à l'égoisme. Le mal est en nous, et il ne se déclare pas toujours au moment où il est encore temps de le guérir. Il faut le prévenir. Saint-Exupéry nous propose comme remède infaillible l'action qui poussera l'individu à régner sur soi-même. La valeur de chacune de nos démarches sera proportionnelle à l'effort que nous aurons à faire pour sortir de nous-memes. Ainsi agir, c'est aller au devant de quelque chose, lutter contre des forces adverses, vaincre une résistance, mais c'est également s'oublier, s'offrir sans restriction, s'engager du meilleur coeur dans une quete de pureté que rien ne pourra ternir. On devient alors invulnérable, comme cet équipage de vainqueurs que Saint-Exupéry ramena au-dessus de la défaite, et dont il nous retrace l'épopée dans Pilote de Guerre.
Courrier-Sud annonce déjà cette conception de l'action, mais elle n'y figure qu'à l'état d'ébauche. Bien que l'auteur ait adopté pour ce livre la forme romancée, l'expérience qui y est relatée ne sert pas de noeud à une intrigue. C'est le contact de l'homme avec sa terre qui importe ici. La découverte d'un monde nouveau, fait d'espoir et de solitude. L'aviateur reconnaît son monde, lancé dans un espace dont il meuble les dimensions de sa présence. De là-haut, la terre semble nue et morte, mais lorsque l'avion descend elle s'habille, et le cours des choses s'accélère. Les points de repère ne sont plus les mêmes. Certes, il y a la mer, les montagnes, les villes, les fleuves, les instruments de bord qui renseignent le pilote sur sa position. Mais comment se fier à des chiffres, à des calculs, à l'enseignement de la géographie ? Au sol, tout n'est que pensée figée, représentation abstraite. Mieux vaut observer sur son chemin la fermière qui vaque à ses occupations, les moutons qui rentrent au bercail, trois orangers, un ruisseau, autant de signes vivants qui vous guident, car là où ils sont, on devine les refuges et les pièges que n'indique aucune carte. Jacques Bernis, le héros du roman, commence ainsi son aventure. Il recherche la trace de l'homme. Il se fait. Pilote de ligne, il transporte le courrier. Courrier plus précieux que la vie. De quoi faire vivre trente mille amants. En vol il ne s'appartient plus: il a le sentiment d'être responsable des autres. Il est momentanément le centre des relations humaines. Que de joies, que de drames aussi dépendent de lui ! Il ne réfléchit pas sur le pouvoir qui lui est donné. Le courrier arrivera; il s'en persuade. C'est sa raison de ne pas mourir. Mais quand le pilote part accomplir sa mission, il laisse derrière lui plus qu'un rivage de souvenirs, et, pendant son absence, des vagues imprévues en changeront le contour. Lorsqu'il sera revenu à son port d'attache, les gens, les objets, tout aura évolué sans qu'il comprenne pourquoi. Bernis retrouve ainsi son amie d'enfance Geneviève, épouse malheureuse qui perd un enfant adoré. Il l'aime, désespéré de ne jamais atteindre cette femme dans son âme et dans sa chair. Une épaisseur les empêchait de se rejoindre. Que cachait cette épaisseur ? Bernis n'aura pas le temps de le savoir. Geneviève meurt, et lui-même disparaît dans le désert. Mais le courrier est bien arrivé.
Le type d'homme décrit dans Courrier-Sud est encore vulnérable. Sa tendresse, ses épanchements, sa nostalgie, son indulgence, son échec en amour ont une résonance individuelle.
Dans Vol de Nuit, second roman de Saint-Exupéry, le modèle d homme est mieux défini en la personne de Rivière. Quel motif invoquer pour légitimer ce défi au bonheur terrestre ? Il y a l'éternité, la conquête de l'absolu, la victoire sur la peur de la mort, la recherche d'une divinité, réponses qui ne satisferont pas entièrement Saint-Exupéry. Indifférent à la justice ou a l'injustice, Rivière donne une âme a la matière humaine; il façonne des volontés, il enracine. Don bien inutile s'il n'était accueilli avec reconnaissance.
Fabien, deuxième héros du livre, est pilote de la Ligne, un de ceux qui reçoivent et exécutent l'autre aspect du modèle. Fabien, dès qu'il entre dans la nuit, sait qu'il s'agit de défendre la cause des vols de nuit. S'il y a trop de pertes dans les équipages, ce sera la défaite. Son devoir est de remettre coûte que coûte le courrier à sa destination. Lui-même n'existe pas. Lourd des consignes qui lui ont été transmises, il décolle. Le voilà lancé hors de lui-même. S'étant découvert solidement assis dans le ciel, il commence cette profonde méditation du vol, où l'on savoure une espérance inexplicable. S'il n'éprouve ni vertige, ni ivresse, il sent le travail mystérieux d'une chair vivante. Il est prêt à s'accomplir, et s'installe dans une paix qu'il n'a pas encore méritée. Le danger ne l'effraie pas; pour l'instant il n'est que spéculation. Le temps est limité aux quelques heures de carburant contenu dans le réservoir de son avion. Où est sa liberté puisqu'il est soumis aux exigences de son outil ? Il n'a pas le loisir d'y réfléchir. Il surveille ses cadrans. Un orage s'annonce. Les lumières des villages, ou de maisons isolées, s'effacent sous lui. Au-dessus de sa tête, le champ de clarté se rétrécit. Le voilà prisonnier d'un gouffre noir. Tendu, il affronte les éléments. Il souhaiterait se nourrir de lueurs, aussi vacillantes fussent-elles. Il s'enfonce dans la tempête, il plonge dans une boue d'ombre. Il est en face de la nature. Il n'est plus qu'un jouet, écrasé par la pluie, la neige, le vent. Il ne sait plus rien. C'est Le moment où les fautes vous attirent comme un vertige. Il faut descendre, s'approcher de la terre. Mais le ciel se déchire soudain. La première étoile est un phare, une sorte d'appel de l'Au-delà qui vous invite à monter toujours plus haut. Fabien ne résiste pas à la tentation. Il prend de la hauteur. Il quitte le cyclone. Maintenant il n'a plus d'obstacles à vaincre. Il s'est abandonné à la beauté d'un spectacle qui rassure le naufragé, mais qui l'épuise et le condamne. Tel est le drame qui attend le pilote. Quand celui-ci parvient à se sauver de la mort, il devine qu'il n'a bénéficié que d'un sursis. Toute son existence est fondée sur ce délai. Vol de Nuit est le récit d'un échec, mais cet echec ne diminue en rien la qualité du renoncement de Fabien.
Saint-Exupéry, dans Terre des Hommes, raconte que Guillaumet, ayant eu un accident dans les Andes avait décidé de descendre des hauts sommets où son appareil s'était abîmé pour qu'on retrouvât son corps, car sa femme n'aurait pu toucher le montant de l'assurance que si l'on avait des preuves formelles de sa mort. Pendant cinq jours et cinq nuits il bravera le froid, luttera contre le sommeil, l'engourdissement et la faim. En cours de route, il ne cessera de penser: je suis un salaud si je ne marche pas, car sa femme, ses camarades, tous ceux qui ont confiance en lui croient qu il marche s'il est encore en vie. Son devoir était de ne pas trahir cette confiance. Lorsqu'il sera en présence de son ami Saint-Ex, il lui confiera: Ce que j'ai fait, je le jure, jamais aucune bête ne l'aurait fait. Et Saint-Exupéry d'affirmer: Cette phrase, la plus noble que je connaisse, cette phrase qui situe l'homme... qui rétablit les hiérarchies vraies. Guillaumet avait défini l'homme avec un admirable orgueil.
Rivière, Fabien, deux êtres qui instituent une hiérarchie. Guillaumet, Saint-Exupéry, et quelques autres pilotes de la même trempe ont été l'expression vivante de cette hiérarchie.
Revendiquer l'action comme moyen de se dépasser soi-même conduit donc à créer un ordre de valeurs. Pour les pilotes, le vol n'est qu'une initiation à un rite sacré. Ce rite, chacun de nous l'accomplit quand il exerce sa profession en ayant conscience de sa responsabilité individuelle dans le jeu des forces qui contribuent à donner une unité au monde. La signification du geste du semeur serait nulle si elle ne traduisait pas une intention plus secrète que celle de faire pousser du blé. De même, le poète qui élabore son poème, le forgeron qui martèle son morceau de fer, le médecin qui soigne ses malades trahit son espèce s'il agit seulement dans un but de satisfaction personnelle. Car au-dessus de tous les métiers, il y a le métier d'homme (peut-être est-ce une vocation ?) qui consiste à la fois à découvrir ce que l'on est et à respecter ce dont on est. En d'autres termes, l'action, telle qu'elle apparaît dans l'oeuvre de Saint-Exupéry, est le trait d'union entre deux aventures, l'une qui est tout intérieure, l'autre qui correspond à un besoin d'émancipation, à un état d'affranchissement.
Courrier-Sud et Vol de Nuit nous apportent un témoignage. Aussi achevés que soient ces livres, leur portée ne manquera pas de paraître restreinte, à tort d'ailleurs. Ils ont l'intérêt de documents, mais ils ne convainquent pas toujours. Qu'ils exaltent notre imagination, qu'ils nous émeuvent, qu'ils nous arrachent à notre ennui du quotidien, nul ne le contestera (c'est d'ordinaire ce que l'on exige d'un bon romancier, en plus de la qualité du style). Ils nous montrent que le serviteur est forcé d'obéir au maître pour ne pas perdre sa place, et que, malgré son manque d'autonomie, il est aussi grand, aussi victorieux que son chef. C'est le rôle du soldat en temps de guerre. C'est le jeu auquel consent le militant. Comme chez Rousseau, c'est la volonté particulière, qui se soumet à la volonté générale, celle-ci étant incarnée par le chef. Conclusion à en dégager: la liberté n'est pas l'indépendance, mais bien le contraire. Elle est l'adhésion totale à une contrainte, toutefois, pour qu'il y ait contrainte il est indispensable que le sujet puisse refuser de se comporter comme on le lui ordonne. Et c'est reposer le problème de la liberté sous une autre forme. Avec Terre des Hommes, Pilote de Guerre et Citadelle, Saint-Exupéry transformera cette conception de la liberté par la contrainte en partant de nouvelles bases. Il semble avoir remarqué que toute contrainte extérieure ou organisée, si elle ne s'appuie pas sur des règles générales, prend vite un caractère systématique: elle justifie l'autocratie, l'impérialisme, la dictature, le pouvoir absolu. On objectera que chacun est libre de se faire esclave. Pour Saint-Exupéry l'argument n'est pas valable, car ce serait se renier soi-même, l'équivalent d'un suicide.
Que la liberté se définisse par l'acceptation d'un devoir reconnu comme légitime par la personne à qui il est imposé — c'est la liberté politique ou sociale — ou qu'elle soit l'affirmation d'un pouvoir "par lequel le fond individuel et inexprimable de l'être se manifeste et se crée en partie lui-même dans ses actes" , elle est à l'origine même de la volonté d'agir. Pas d'action sans liberté, mais aussi pas de liberté sans action. Cependant on ne saurait parler de liberté ou d'action sans avoir au préalable précisé la position de l'homme en face de l'univers. La question de la vie et de la mort apparaît ici essentielle, car en elle réside le principe de la disponibilité de l'individu qui peut être celui-ci ou un autre parmi la masse ou l'ensemble des autres.
Sitôt que l'homme prend conscience de sa réalité, sitôt qu'il est jeté dans le monde, qu'il s'est actualisé, il ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine angoisse, l'angoisse étant "cette conscience de notre destinée personnelle qui nous tire à chaque instant du néant en ouvrant devant nous un avenir où notre existence se décide". Quoi que nous fassions, nous sommes limités par deux termes extrêmes qui sont la vie et la mort. Pour Saint-Exupéry il ne s'agit pas de spéculer sur l'utilité, l'inutilité ou l'absurdité de la vie et de la mort, mais de leur donner un sens. L'individu doit les accepter toutes deux comme valeurs fondamentales, alors il commencera d'exister. Il sera délivré de cette sensation de vide qui s'empare de l'esprit lorsqu'on cherche à percer le mystère de la mort. Il lui faudra naître, et Saint-Exupéry charge ce mot d'une signification particulière, où entre l'idée d'effort, de tension continue vers un but que l'on se fixe hors de soi. C'est par cet acte de naissance que nous révélons les qualités d'homme qui n'existaient en nous qu'en puissance. L'individu commence d'être, il est prêt à fonder son avenir, en pensant d'abord et exclusivement le présent:
"Construire l'avenir, c'est construire le présent. C'est créer un désir qui est pour aujourd'hui, qui est d'aujourd'hui vers demain."
Tels sont les principes du devenir de l'individu, principes auxquels il est indispensable de se conformer si l'on veut passer de l'état d'individu à l'état d'homme.
Une autre démarche parallèle s'impose. Celle de renoncer à la jouissance des biens matériels en s'efforçant de n'être touché par les choses que dans la mesure où l'on s'astreint à découvrir le noeud qui les noue. Parvenus à ce stade-là, nous pourrons comprendre, c'est-à-dire embrasser le monde dans toute son étendue et le contempler d'en haut avec le recul nécessaire et le regard qui n'est plus sollicité par les fausses perspectives. Où mène cette aventure qui repose sur la richesse des liens qu'elle établit, des problèmes qu'elle pose, des créations qu'elle provoque. Et c'est là la clef de voûte de la "cathédrale" qu'il a souhaité bâtir. Ce dieu silencieux qui ne se laisse pas invoquer, que seul l'esprit parvient à lire, est en quelque sorte conçu par nous, comme si le penser suffisait à nous rendre évidente sa présence.
De même que Saint-Exupéry caractérise la soif par la jalousie de l'eau, on pourrait définir l'homme par la jalousie de Dieu, en ce sens que l'homme désirant Dieu avec tant d'intensité finit par se l'imposer comme unique but de recherche, comme seul épanouissement de l'amour. Possédant ainsi sa vérité, achevant de devenir, l'individu acquiert la part d'éternité à laquelle il a droit, puisqu'il est capable d'échanger sa vie contre sa mort en donnant un sens à ses actes.
Il serait même souhaitable que chacun de nous désirât s'accomplir dans la mort, car ce serait le signe que nous aimons la vie et que nous vivons réellement, car, pour l'homme, rien n'a de poids que ce qui peut lui être retiré. Désirer la mort revient à choisir une obligation qui nous fasse devenir au coeur même de la vie. Cette constante attention de l'individu qui doit briser continuellement les liens qui le rattachent à son corps, Saint-Exupéry la désigne sous le nom de ferveur. Sans doute n'est-il point aisé de se soumettre volontairement à cette sorte de désincarnation latente. Mais Saint-Exupéry nous assure que nous avons tous besoin d'être, de nous délivrer de ce monstre incohérent qui nous incite à demeurer des individus. Semblable à la soif qui fait rêver de puits les prisonniers du désert, ce besoin de nourriture divine nous commande d'aller vers celui qui la dispense prodigalement. Peut-être ne réussirons-nous jamais à l'atteindre, mais seule compte la démarche, la tendance vers, le mouvement, l'élan qui nous pousse à conquérir l'absolu et à nous convertir en lui. En somme il s'agit de remonter peu à peu les différents échelons qui mènent au haut de l'échelle, d'aller de l'homme vers Dieu, de fonder l'étendue intérieure qui nous permettra de nous orienter dans le présent sitôt que notre conscience aura distingué ce qui est de ce qui n'est pas, et découvert ce qui dépend d'elle pour qu'une chose soit. La voie de Dieu à travers l'homme, le chemin de l'homme à travers les hommes, telle est la route a suivre. II semble donc que pour Saint-Exupéry l'essence de l'homme est dans son existence, à condition de définir celle-ci par la conscience de vivre dans l'acceptation de la mort.
Célébrer ainsi la mort comme si elle était à l'origine de la grandeur de l'homme soulève une importante objection. Tout être vivant est mû par un certain nombre d'instincts qui entrent en jeu pour le protéger de dangers plus ou moins précis, en provoquant en lui des réactions de défense. L'instinct de conservation est celui qui se manifeste le plus impérativement, et qui nous aide le mieux à nous préserver de la mort. Il n'y a pas à se méprendre sur sa nature: il correspond à une impulsion intérieure, naturelle, sur laquelle repose le principe même de la vie. Agir contre cet instinct, n'est-ce pas oublier que nous ne nous appartenons que dans la mesure où nous nous faisons ? Saint-Exupéry réplique:
"Certes il est un instinct vers la vie. Mais il n'est qu'un aspect d'un instinct plus fort. L'instinct essentiel est l'instinct de la permanence.
Le secret de la permanence, c'est l'échange, l'homme n'étant rien s'il ne se donne pas. Précisons ici que donner signifie également recevoir — et l'on reçoit toujours plus qu'on ne donne — car le don de soi fait que l'homme devient, et cela vaut tous les trésors de la terre. Peu importe si "les mots se tirent la langue". Cependant, pour plus de clarté, nous comparerons cette proposition d'échange — il y a échange puisqu'en donnant nous recevons quelque chose d'autre — à l'adage populaire: "Ce que tu donnes, Dieu te le rendra au centuple !", à cette différence près qu'on en tire un avantage immédiat.
Pour bien saisir la pensée de Saint-Exupéry et la portée de son message, il faut se pénétrer de la distinction qu'il établit entre l'individu et l'homme. Il n'y a pas de cloisons étanches entre les deux concepts. La seule différence qui règne entre eux n'est qu'une différence de qualité. Mais ils procèdent de la même substance. C'est pourquoi l'individu est capable d'un mouvement de transcendance vers l'homme, puis vers Dieu, grâce à l'application de cette loi de l'échange sur l'importance de laquelle nous ne saurions assez insister.
Si notre bonheur, ou plutôt notre récompense, réside dans le choix de notre mort, ou dans la vocation qui nous permettra de nous sauver de nous-mêmes à travers la mort, si notre délivrance est fondée sur notre renoncement à toutes nos passions et à tous nos intérêts particuliers, l'acte qui y conduit nécessairement est le sacrifice, le sacrifice étant un don de soi-même à l'Être dont on prétendra se réclamer.
Après s'être affirmé dans sa conscience, l'homme se confirmera dans son action, et découvrira ce dont il est.
Nous avons vu comment Saint-Exupéry procédait pour que l'homme pût tirer son essence à partir de son existence, et le cérémonial que l'individu devait observer pour qu'il eût le droit d'exprimer: je suis un homme, ou le représentant de l'Homme en même temps que l'Ambassadeur de Dieu. Rappelons que le devenir de l'homme est tout entier contenu dans le don de soi, et que le sacrifice est l'acte essentiel qui justifie l'acceptation de la mort.
Si la délivrance est le commencement de la liberté, l'homme s'étant délivré en ayant jeté un pont au-dessus de l'abîme de sa solitude est à même de réfléchir sur le sens de sa liberté. Elle est surtout exercice de l'âme. Elle est obéissance au devoir:
"Ce que j'appellerai devoir, qui est noeud divin qui noue les choses, ne te construira ton empire, ton temple, ou ton domaine que s'il se montre à toi comme absolue nécessité et non comme jeu dont les règles seraient changeantes."
On s'étonnera peut-être que cette conception de la liberté ne repose pas sur la possibilité de choisir. Mais Saint-Exupéry raisonne de la manière suivante:
"Si je t'oblige de choisir cette porte plutôt que l'autre, tu te plaindras de ma brimade, quand tu n'as point vu, s'il n'est qu'une porte, que tu subissais la même contrainte."
Et de deux voies, nous savons quelle est la meilleure pour nous: celle dont nous tirerons le plus grand profit, c est-a-dire celle qui nous permettra de nous accomplir hors de nous-mêmes. Nous agissons alors sous la contrainte d'une nécessité. La liberté est bien l'absence de contrainte étrangère, comme on l'entend communément, puisque nous désirons cette contrainte, laquelle nous fait devenir. Elle est donc présence d'une contrainte intérieure, et Saint-Exupéry la désigne par l'expression "contrainte invisible". Celui-là qui choisira de refuser cette contrainte, sa liberté sera la "liberté de n'être point". Ne nous méprenons pas: il ne faut pas confondre cette libre contrainte avec celle que peut exercer sur nous une religion, un État, un système politique, un chef quelconque qui, en nous convaincant de l'apparente justesse des principes sur lesquels il se fonde, nous oblige à adopter la règle de conduite qu'il estime supérieure à toute autre. La liberté qui nous serait offerte serait celle de l'esclave, car, au-dessus de toute autorité, il y a l'autorité du noeud qui noue les relations humaines, sur laquelle est fondée la communauté des hommes. Ainsi l'homme, s'il peut envisager de devenir en sortant de sa solitude individuelle, ne devient réellement que s'il est intégré dans une communauté.
Pour Saint-Exupéry la communauté des hommes n'est pas la somme des hommes. Elle est organisation, structure, et non pas addition. Chacun de nous est part constituante de cette communauté qui est avant tout spirituelle , à des degrés differents selon que nous sommes frères en un métier, en un groupe, en une nation, en la communauté, encore qu'une telle distinction soit arbitraire puisque nous sommes tous frères en Dieu
L'exemple des cercles concentriques donnera une idee plus précisé de ce qu'entend Saint-Exupéry par fraternité. Aussi éloignés que nous soyons du centre commun a tous les cercles, nous sommes régis par la même loi qui fait d'un cercle qu'il est celui-ci et non pas un autre. Ainsi, dire: je suis de telle famille, de tel pays, de telle nation, de la communauté, revient à exprimer: je suis de tel cercle. Mais le rayon d'un cercle, si l'on prolonge ou si l'on diminue sa longueur, deviendra identique au rayon d'un autre cercle, et ainsi de suite à l'infini,tous les rayons partant d'un même centre. Ce centre-là, c'est Dieu; et — pourquoi éviter l'image? — notre grandeur est déterminée par l'étendue de notre rayon d'action. Plus nous serons "petits", humbles, plus nous serons près de Dieu, près du point vers lequel convergent tous les rayons — ce que Saint-Exupéry appelle le "noeud essentiel" — car nous obéissons à un mouvement de conversion, en ce sens que nous retournons vers notre principe originel. Les familles se restreignant aux nations, les nations à la grande communauté, nous arrivons à l'unité fondamentale. Or, étant d'abord d'une famille, puis d'une nation, enfin d'une communauté, notre action devra correspondre à la recherche et à la justification d'une loi universelle qui soumette chacun de nous aux mêmes exigences. Notre fraternité repose donc sur un principe de substance, et non sur un principe d'identité. De même que l'on est en droit de dire que les cercles concentriques sont "frères" en leur centre, de même l'on peut déclarer les hommes frères en Dieu.
En d'autres termes, les hommes ne sont pas égaux entre eux, mais équivalents. D'où l'impossibilité de donner à la communauté des hommes une justice qui soit fondée sur l'égalité. Seule la charité s'impose, car elle est amour de Dieu et amour du prochain en Dieu. Mais cette charité sera collaboration et contrainte au sens où nous l'avons indiqué précédemment, afin qu'elle concoure à faire régner l'ordre dans la communauté. Et cet ordre souverain, nous le désirons tous, puisqu'il est une des conséquences directes de notre aventure intérieure, et qu'il correspond à "l'unité qui domine les matériaux", à l'affirmation de ce dont nous sommes.
Certes, bien peu de gens sont capables d'endosser la responsabilité de la dignité humaine telle que la conçoit Saint-Exupéry. L'ouvrier et le paysan, le soldat et l'employé ne sont pas en mesure d'atteindre cette rigueur morale qu'il exige d'eux. Ils le peuvent cependant, mais seulement dans l'exercice de leur metier, s'ils comprennent que la grandeur d'un metier est d'unir les hommes. Qu'ils travaillent avec ferveur, soucieux de la perfection de leur ouvrage, car en recherchant la perfection ils la trouveront, même si leurs premières réalisations ne sont pas sans défauts. L'important est qu'ils donnent toute la mesure de leur talent,qu'ils échangent leur vie contre quelque chose qui apporte un sens à leurs actes et à leur mort. Leurs chefs se chargeront de les délivrer, car leur mission sera de faire naître en eux ce besoin d'être, ce goût de l'universel qui est la condition de leur émancipation. Et ces chefs auront eux aussi des supérieurs qui leur enseigneront le chemin de la vérité. D'échelon en échelon se délégueront les pouvoirs, jusqu'au Seigneur souverain dont Saint-Exupéry a tracé la doctrine dans Citadelle. "Le chef est celui qui prend tout en charge".
Si nous sommes parvenus à nous affranchir, du moins faut-il encore en fournir les preuves. Il serait trop aise de se contenter de sa liberté, sans qu'on nous demandât d'en disposer pour le bien de la communauté. Le sacrifice de la vie est le plus fidèle des témoignages. C'est en mourant volontairement, avec l'intention de servir uue cause dont dépende le salut de tous, que nous sommes assurés de trouver notre meilleure recompense, sinon notre bonheur. Et c'est pourquoi nous sommes tenus de travailler constamment pour notre propre éternité, car nous ignorons quand on nous appellera, si la communauté est exposée à un péril menaçant sa permanence. D'ailleurs nous ne valons que ce que nous sommes dans chaque instant, et la perspective d'une mort prochaine nous est d'une aide précieuse pour savoir si nous menons notre tâche d'homme selon les normes. Il est évident qu'une mort stupide, par bravade du danger, est à condamner au même titre que la trahison en temps de guerre. Et au cas où nous devrions mourir de notre "belle mort", rien ne viendrait changer le caractère de notre démarche, puisque nous aurons décidé une fois pour toutes de vivre comme s'il fallait à chaque aube nous engager à corps perdu pour sauver la communauté. "La grandeur de ma civilisation", écrit Saint-Exupéry, "c'est que cent mineurs s'y doivent de risquer leur vie pour le sauvetage d'un seul mineur enseveli. Ils sauvent l'Homme". On pourrait ajouter, plus explicitement: ils se sauvent eux-mêmes. Tel est le principe résumant les grandes lignes de l'éthique de Saint-Exupéry.
Deux importantes questions se dégagent de l'examen des diverses phases de l'ascension de l'homme vers la divinité, telle qu'elle se présente dans 1'oeuvre de Saint-Exupéry.
En premier lieu, comment l'auteur de Terre des Hommes envisage-t-il l'immortalité de l'âme ou du moins l'eternite qui nous sera échue lorsque nous nous serons accomplis dans la mort ? Sans doute la doctrine chrétienne de l'immortalité del'âme est-elle la plus proche de celle qu'il conçoit. L'âme survivant au corps, délivrée de tous les éléments qui lui assignent une individualité propre, devient étendue hors du temps. Mais c'est justement l'aboutissement auquel doit nous mener notre aventure intérieure, c'est-à-dire à une sorte de perpétuelle desincarnation. Notre âme serait donc déjà immortelle, de notre vivant, en admettant que nous remplissions les conditions requises pour être hommes, et non pas "individus", car si nous manquions à notre devoir, cela équivaudrait à n'être pas. Il semble qu'il faille prendre ici le mot âme au sens d'essence de l'homme, l'âme étant l'actualisation de l'essence humaine dans une seule personne. Nous portons en nous notre éternité, nous nous faisons hors du temps, nous créons notre essence — nous avons vu comment Saint-Exupéry raisonnait pour arriver à cette fin — nous nous achevons dans notre devenir, nous tendons à n'être plus qu'esprit dominant la matière, nous nous divinisons à travers notre soif d'absolu, et pour que cette soif soit justifiée (elle entraîne l'existence de la chose convoitée), Saint-Exupéry admet la nécessité d'un absolu qu'il définit par Dieu. C'est là son axiome. Mais que couvre ce terme ? Quel est ce dieu ? Il n'est pas sans ressembler à l'Être-un des philosophie ? néoplatoniciennes, encore que cet Être premier soit source du multiple et du divers, alors que le Dieu de Samt-Exupery en est le noeud. Peut-être est-il le Dieu des chrétiens — bien qu'il n'apparaisse pas exactement comme le créateur tout-puissant de l'Univers — car la doctrine de la fraternité, telle que l'énonce Saint-Exupéry, évoque le principe de l'union mystique de l'âme et de Dieu. Le problème est délicat, et seul Saint-Exupéry eût pu nous renseigner sur la nature précise de la divinité qu'il imagine. Il est toutefois certain qu'on ne saurait reconnaître l'existence d'un Dieu sans faire un véritable acte de foi. Saint-Exupéry a surtout foi en l'Homme. Pour lui, l'essentiel est que notre métier d'homme consiste à prouver par des actes l'authenticité de notre foi, et à retrouver en nous la présence d'un Dieu qui donne un sens aux choses et aux actes, et en qui nous sommes contraints de croire puisqu'il est proposé au titre de nécessité absolue. Ce Dieu ne se manifeste pas et ne répond à nos invocations que par le silence. L'admirable est que nous tirions notre grandeur de ce silence. C'est là l'héroïsme que nous enseigne Saint-Exupéry, héroïsme où les actes sont des prières, et où la prière est exercice du silence.
Ouelle est la civilisation dont parle Saint-Exupéry ? La sienne est "héritière de Dieu", ou tout au moins elle est fondée sur des principes correspondant aux valeurs chrétiennes. Dans Pilote de Guerre, il écrit notamment: "Je comprends pour la première fois l'un des mystères de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme mienne: Porter les péchés des hommes... Et chacun porte tous les péchés de tous les hommes". Cette çivilisation méditerranéenne ou occidentale, est celle qui a donné naissance au monde moderne tel qu'il nous apparaît aujourd'hui. Pendant la dernière guerre, Saint-Exupéry avait vu que la communauté spirituelle des hommes était menacée de division, que la morale du Collectif ne se souciaitguère de l'homme, et que chacun, en recherchant son bien être personnel, oubliait qu'il était responsable du domaine dont il avait hérité. Saint-Exupéry ne se révolte pas contre la civilisation de la machine, mais il s'élève contre ceux qui divinisent la machine au point d'en être les esclaves ou les adorateurs. Lui-même n'a jamais considéré l'avion come un but, mais comme un outil, comme un instrument d'analyse permettant d'explorer l'homme et de l'instruire sur lui-même. S'il se montre sévère à l'égard des purs techniciens, dont la tâche est comparable au travail des termites,c'est que ceux-cis nepensent qu'à travers le rendement des machines qu'ils ont fabriquées, négligent ainsi ceux qui ont permis de donner un sens à ce rendement. Ce n'est donc pas tant la machine qui asservit l'homme, mais ceux qui l'utilisent en ne faisant du monde, ou de la communauté, qu'une vaste termitère. Cette civilisation industrielle, Saint-Exupéry ne la condamne pas. Il souhaiterait simplement qu'elle fût doublée d'une civilisation horticole. Le thème du jardinier créant une rose et la contemplant comme si toute sa vie s'y trouvait contenue, revient fréquemment dans son oeuvre; il représente en quelque sorte le symbole de la sérénité à laquelle Saint-Exupéry aspira toujours. Sans doute quelques esprits chagrins opposeront-ils le culte de la machine au culte de la fleur, et réciproquement. Saint-Exupéry répondrait qu'ils n'ont rien compris ni à la machine, ni à la fleur. Pour lui, l'indispensable est qu'il y ait des individus qui se penchent sur l'une comme sur l'autre avec la même tendresse et la même sollicitude, parce qu'elles sont des points de rencontre, des "pôles aimantés", et qu'elles créent le même cérémonial. Le minéral se convertit en avion, épouse le ciel, se fait verticale ou horizontale, se transforme en conquête, en méditation, en amour: il s'organise. Le végétal se transfigure en lumière, en rêve, en certitude, en raison de vivre: il s'unifie. Le mécanicien, le rosiériste: deux visages qu'illumine la même joie d'avoir pénétré le sens des choses à travers l'homme qui existe en eux, car l'homme n'est que le véhicule de lois éternelles qui s'actualisent en sa conscience et en son langage.
Aussi la civilisation de Saint-Exupéry prêche-t-elle l'unité au-dessus des contradictions, celles-ci n'étant que provisoires, et exprime-t-elle la plénitude de l'homme tendu vers Dieu, permanent, orgueilleux des privilèges qu'il acquiert patiemment, humblement, sans évaluer sa peine, ni calculer son plaisir.
Saint-Exupéry n'accepte pas la conciliation des extrêmes comme fin des activités de l'homme. Il nous invite au contraire à nous élever au-dessus des litiges en nous "usant" contre eux. Si nous cédions à l'horreur de la souffrance, nous ne ferions qu'accroître notre faiblesse. Mais la quête d'un bonheur immédiat est également condamnable. C'est pourquoi il ne croit qu'à la possibilité d'une béatitude où entre pour une grande part la satisfaction du devoir accompli, lorsqu'on est parvenu à déterminer les limites de ce devoir et ses prolongements dans notre ascension vers la divinité. Le réalisme spiritualiste de Saint-Exupéry (on pourrait le rapprocher des philosophies de Platon, Pascal, Rousseau, Blondel, Lavelle, etc...), nous l'avons expliqué, se fonde sur l'action comme moyen de connaissance. L'action, en nous situant, nous permet de découvrir la véritable nature des liens qui unissent les hommes, et d'en vérifier constamment la solidité. Elle est l'amour engagé dans le don de soi.
La forme de civilisation que nous propose Saint-Exupéry serait bien aléatoire si elle n'était pas restreinte à une communauté spirituelle des hommes. Elle s'appuie d'ailleurs plus sur une mystique de l'homme que sur une simple politique. C'est là l'oeuvre d'un poète qui croit à la perfectibilité du genre humain, et qui garde l'espoir que les hommes, s'ils prennent conscience d'eux-mêmes et de leurs aspirations communes, sauront éviter les conflits fratricides en cultivant leur terre sans se soucier des querelles de prestige qui n'ont jamais cessé de nourrir leur stupide vanité.
A une époque où l'on parlait si souvent de déchéance, de corruption, de pourriture, de délation, de trahison, Saint-Exupéry a senti qu'il était urgent, pour notre société, de retrouver les valeurs impérissables dont était issue cette civilisation au nom de laquelle tant de crimes étaient commis avec une logique défiant tout bon sens. Il a souhaité préserver les hommes de tout ce qui menaçait de les "abîmer".
La morale que Saint-Exupéry tire de sa conception de l'action a pour supports l'honneur et le sacrifice. Elle subordonne chacune de nos démarches au respect de la dignité humaine qui doit s'imposer à notre conscience comme un impératif catégorique. Nous ne sommes que par ce dont nous sommes, et il nous est interdit de nous abandonner au désesoir car ce serait déshonorer notre communauté. Il faut sans doute un certain courage pour se soumettre volontiers à de pareilles exigences, puisque nous sommes obligés d'écarter tout sentiment qui n'intéresse que notre destinée personnelle. C'est ici que la notion de courage s'enrichit d'une nouvelle signification, car, en dépit de ce que la majorité des amateurs de "sensations fortes" pensent, le courage ne réside pas dans le mépris de la mort ou le goût du risque. "S'il ne tire pas ses racines d'une responsabilité acceptée, il n'est que signe de pauvreté ou d'excès de jeunesse". Ainsi les candidats au suicide, même s'ils offrent leur vie afin de sauver une cause en laquelle ils ne croient pas, uniquement pour que leur mort serve à quelque chose, n'accomplissent qu'un acte gratuit, et s'abaissent au rang du bétail réservé à l'abattoir. Il n'en est pas de même de ceux qui cherchent à sortir de leur détresse spirituelle en s'interrogeant sur le sens à donner à leur existence. Cette angoisse du devenir qui étreint tout individu lorsqu'il a le sentiment d'être jeté dans un univers où chaque chose a sa raison d'être, sans que lui-même sache la place qu'il lui convient d'y occuper, Saint-Exupéry désirerait qu'elle fût orientée vers la poursuite d'une vérité d'ordre supérieur. Il s'agit bien pour nous d'acquérir une situation dans le monde, qui soit réelle et efficace (sa réalité est fonction de ce qu'elle nous coûte), mais il faut qu'elle soit intégrée, par nécessité absolue, dans l'ensemble des activités qui assurent à la communauté sa continuité et sa permanence. Or, la seule situation essentielle est celle qui permet le libre exercice de l'amour que l'on doit porter aux hommes, à travers le métier auquel on se consacre. En somme chacun est capable d'assumer une responsabilité qui le situe dans la communauté, s'il ne prétend être que l'incarnation d'une relation susceptible d'être étendue à l'infini dans un ordre de relations déterminé. L'angoissé ne sera plus inquiet une fois qu'il aura commencé d'agir, mais l'action qu'il entreprendra n'aura de poids que si elle est inspirée par un besoin d'affermir la solidarité des hommes. Il n'y a de courage que dans la volonté d'agir.
On reprochera à ces considérations sur l'engagement de l'homme qui entend construire sa cité à l'aide de principes moraux irréductibles d'être fort éloignées de la réalité quotidienne. Mais, répétons-le, la communauté dont parle Saint-Exupéry n'est que spirituelle, car l'homme est avant tout, dans son accomplissement total, l'image de l'Esprit opposé à la Matière, dominant la nature et la chair. Toutefois, en ramenant l'idée de communauté à celle de groupe, nous aboutissons à la mise en pratique de cette morale de l'action, telle que Saint-Exupéry nous l'a décrite dans ses premiers livres.
Choisissons l'exemple de la Ligne, et voyons si les pilotes, qui assuraient les liaisons postales au temps héroïque de l'aviation, étaient vraiment des hommes au sens où Saint-Exupéry prend ce terme. Quel est le but qu'ils s'étaient fixé ? Affirmer la primauté de l'avion sur tous les autres moyens de transport, en rapidité et en sécurité ? Ce n'eût été qu'assouvir l'ambition des constructeurs d'aéroplanes, et mettre l'homme au service d'un progrès purement technique, justifiable en soi, mais limité à un voeu d'expansion dont on ne peut prouver la nécessité. Rapprocher les peuples en établissant de nouvelles voies de communication, et en donnant une valeur aux relations humaines symbolisées par le "courrier" ? Peut-être, mais cela, seul le chef du groupe le comprend. Les pilotes, eux, ne le découvrent qu'en cours de vol, lorsqu'ils sont complètement isolés du monde. Ils obéissent aveuglément à leur supérieur, parce qu'ils croient en lui, en la cause qu'il défend. Et s'ils n'étaient pas guidés par cette foi, leurs actes seraient insensés. Ce qui importe pour eux, c'est la démarche et non pas le but à atteindre. Leur mission est de vaincre les éléments, et d'amener à bon port le courrier, comme si le sort d'une civilisation dépendait d'eux.
Dans Vol de Nuit, Rivière sait que ses pilotes ne deviendront hommes qu'en ne s'appartenant plus. Il se montre implacable: il les fera devenir malgré eux. Les pilotes sont liés entre eux par la Ligne qui représente leur véritable communauté. Celle-ci n'existe que par eux, et eux-mêmes n'ont de signification qu'à travers elle. Et Saint-Exupéry d'affirmer:
"Si vous aviez objecté à Mermoz, quand il plongeait vers le versant chilien des Andes, avec sa victoire dans le coeur, qu'il se trompait, qu'une lettre de marchand, peut-être, ne valait pas le risque de sa vie, Mermoz eût ri de vous. La vérité, c'est l'homme qui naissait en lui quand il passait les Andes.
Si "les nécessités qu'impose un métier transforment et enrichissent le monde" , à quelles exigences répond ce métier de pilote ? Rivière détient les pouvoirs de l'autorité absolue, et, de ce fait, doit rester insensible — du moins extérieurement — aux sentiments de ceux qu'il commande. Mais pourquoi ? Lui-même l'ignore ou veut l'ignorer. Seule sa responsabilité de chef est essentielle. Il a créé une communauté, et celle-ci ne trouvera sa justification que si des hommes sont prêts à se sacrifier pour elle. Saint-Exupéry, dans Citadelle, s'efforcera de légitimer le rôle du chef.
Pilote de Guerre nous donne une image plus précise de cette pratique de l'action. Au retour d'une mission de reconnaissance au-dessus d'Arras, Saint-Exupéry médite sur la défaite que subit son pays. S'il n'en recherche pas directement les causes, du moins les résume-t-il par ce raccourci: "J'ai laissé pourrir la notion d'Homme". Si deux communautés authentiques et animées des mêmes intentions reposant sur des aspirations semblables, ne peuvent éviter la guerre, c'est qu'elles n'ont pas su se servir de leur langage, ou respecter ce qu'il contenait. La morale n'est pas atteinte puisqu'elle ne correspond ici qu'à une marche à suivre, à un ensemble de règles permettant d'agir en vertu d'un principe concernant la conservation de la communauté. Ce qui est atteint, c'est sur quoi elle est fondée, ou, si l'on préfère, l'idée de l'homme "charroi de Dieu". C'est pourquoi Saint-Exupéry a été amené à concevoir une mystique de l'Homme établie sur l'enseignement d'un langage dont l'usage ne s'acquiert qu'à travers des actes. Il s'agit donc, non pas tant d'instruire les hommes, mais de leur apprendre à communiquer entre eux plus par des actes que par des paroles, en affranchissant, ou mieux encore, en convertissant ces communautés prisonnières d'un langage vide de tout contenu. Il se peut, toutefois, que celles-ci, après s'être combattues, parviennent d'elles-mêmes à découvrir un langage commun qui concilie les contraires (Saint-Exupéry déclare que la guerre est une maladie, mais il laisse entendre qu'on ne se sent vraiment en bonne santé qu'après avoir connu la maladie).
Si sa morale tirée de l'action est valable pour toutes les communautés, aussi réduites soient-elles — du groupe tel que le représente la Ligne de Vol de Nuit, à la patrie de Pilote de Guerre —, Saint-Exupéry ne voit la possibilité d'une seule communauté — la communauté spirituelle des hommes — que dans l'entretien constant d'une foi en l'Homme et en Dieu.
Aucune forme d'action n'est justifiable si elle ne se réduit qu'à l'assouvissement d'une passion individuelle. L'action nous permet de nous délivrer de nous-mêmes, en nous sauvant de la mort et de toutes les faiblesses, mais elle doit trouver ses mobiles dans l'organisation même de la vie collective. Agir revient à engager la communauté dont on est en s'engageant soi-même vis-à-vis d'elle. La morale que définit Saint-Exupéry est instituée sur le respect de ces engagements, ceux-ci n'étant que l'expression d'un mouvement de l'homme vers la divinité reconnue comme nécessité absolue.
Le principe de l'action, nous l'avons vu, c'est l'humilité: elle implique le sacrifice, l'oubli de soi, et contraint l'individu à se convertir à travers le désir d'autre chose que soi, c'est-à-dire à se débarrasser de ses défaillances et de son égoïsme naturels, pour participer à une communauté dont il fonde l'origine en y découvrant la raison de son accomplissement.
L'idée d'action est étroitement liée à l'idée de communauté. L'éthique exupérienne repose sur la corrélation de ces deux idées.
Oscar Wilde, dans son drame La Duchesse de Padoue, fait dire à l'un des personnages: "Il ne pêche point, celui qui agit par amour", comme si l'amour suffisait à justifier tout acte contraire aux normes d'une morale déterminée. Saint-Exupéry n'exprime pas autre chose quand il affirme que "la mort paie à cause de l'amour". Seulement il faut que l'amour ait un objet, qu'il soit aimanté par quelque désir qui le dépasse en intensité et en valeur. L'amour n'est fondé que par ce qu'il délivre en nous; en fait, il correspond à l'impulsion initiale qui permet à l'âme d'avoir son mouvement propre lorsqu'elle tend à retourner vers son principe originel. En d'autres termes l'amour est cette possibilité de réaliser notre désir d'être à travers autrui, s'il réunit toutes les intentions contenues implicitement dans notre volonté d'agir. Saint-Exupéry, en ramenant le devenir de l'individu à son accomplissement dans une action — quelle que soit la nature de cette action (de l'exercice d'un métier à la lutte des militants) — indique cependant que la seule action qui soit authentique est celle qui nous fait honorer l'homme dans la communauté. On sait ce qu'entend Saint-Exupéry par action et communauté, et le rapport qu'il établit entre ces deux termes; il rapproche de la même manière les idées d'amour et d'action. Il n'y a donc qu'un amour qui puisse s'imposer à nous avec la force d'une vérité indiscutable, c'est l'amour de l'homme qui entraîne l'amour de Dieu. Mais, pour aimer, faut-il encore croire en ce que l'on aime, ou tout au moins se convaincre que l'objet de notre amour n'est pas le pur néant, qu'il existe réellement. C'est ici qu'apparaît la relation essentielle de l'amour et de la foi, sur laquelle repose la doctrine du chef de la communauté ou de l'empire, telle qu'elle est exposée dans Citadelle.
Pour le Chef, il s'agit de construire l'homme en bâtissant sa demeure sur les valeurs qui sont en lui. Le Chef est celui qui a reçu de la divinité le pouvoir de créer. Il est en quelque sorte l'incarnation de l'homme qui n'existe que par et dans les hommes; il est le délégué de Dieu, celui qui délivre les consciences en les soumettant à l'ordre de la communauté qu'il se propose de fonder. Le premier devoir que s'imposera le chef sera de donner à ses sujets un "visage à aimer"; puis il les incitera à collaborer à l'édification d'une oeuvre monumentale où la responsabilité de chacun soit engagée. L'oeuvre à édifier, c'est l'empire; le visage à aimer, c'est le sien propre qui représente l'image de l'homme et de Dieu. En respectant leur Chef, les sujets respectent Dieu et l'homme qui est en eux. De leur amour naîtra la foi en ce qu'ils aiment, car on ne peut pas aimer quelque chose qui n'existe pas. Ainsi tout acte de foi implique un acte d'amour, une preuve d'attachement, et l'amour et la foi seront en eux co-naissance de l'homme et de Dieu. Le Chef, en découvrant qu'il est le signe de l'homme et de Dieu, s'identifie avec l'homme, et tendra vers Dieu. Quand le chef agira, il actualisera la pensée de Dieu. C'est pourquoi les sujets devront non seulement placer leur confiance en leur Chef, mais l'aimer, croire en lui, et l'accepter comme nécessité naturelle, puis-qu'en l'aimant tel qu'il s'est défini ils lui attribuent des qualités supérieures aux leurs et quasi surnaturelles. Le Chef n'est rien sans ses sujets, et ceux-ci ne sont rien sans lui. Aussi le Chef aura-t-il pour mission d'apprendre à ses sujets à entretenir leur amour et leur foi, et les sujets verront en lui le symbole de la perfectibilité humaine.
Comme l'écrit Gabriel Marcel dans son Journal Métaphysique, l'amour et la foi ne peuvent être dissociés:
"Lorsque la foi cesse d'être amour, elle se fige en une croyance objective à une puissance plus ou moins physiquement conçue; et d'autre part l'amour qui n'est pas la foi (et qui ne pose pas la transcendance du Dieu aimé) n'est qu'une sorte de jeu abstrait... Je cesse de croire en Dieu à partir du moment où je cesse de l'aimer..".
Le Chef dit d'ailleurs:
"Quand la foi s'éteint c'est Dieu qui meurt et qui se montre désormais inutile. Quand (la) ferveur (des sujets) s'épuise c'est l'empire lui-même qui se décompose car il est fait de leur ferveur."
Le Chef est l'unité de l'empire; c'est lui qui apporte une signification à la communauté, mais il est plus soumis à son peuple qu'aucun de ses sujets ne l'est à lui. Il est leur traducteur.
Sans doute paraîtra-t-il malaisé de définir l'homme sans avoir recours à Dieu, et Dieu sans avoir posé l'homme comme existant dans l'univers. On a vu cependant que Saint-Exupéry parvenait à déterminer l'existence de l'homme par sa conscience de vivre dans l'acceptation de la mort. Mais l'homme se fait pour être au-delà de sa mort. C'est sur ce principe qu'est fondé l'enseignement du Chef. Il sait que le sort de l'empire dépend de l'amour et de la foi de ses sujets; il s'efforcera donc de les exalter, car ils ne saisiront la vérité d'une chose que dans la mesure où elle exaltera leur amour et leur foi. Mais la vérité primordiale, "c'est le langage qui dégage l'universel". Le Chef est seul à posséder ce langage où se trouvent exprimés l'amour et les conditions de l'amour. Son devoir est donc de transmettre aux autres ce qui, pour lui, prend la forme d'une évidence dans l'universalisation des lois d'où il tire la maxime de ses actes. Ainsi l'évidence de Dieu, le Chef la découvrira dans le silence qui est réponse à la prière. Vouloir communiquer avec Dieu, c'est réduire le langage au silence. Le langage est ce qui traduit l'homme. Mais l'homme, s'il s'est accompli, n'a plus besoin d'être traduit. Il devient silence, écho du silence divin; il est le silence retrouvé de la divinité. C'est en cette sorte d'état extatique, auquel aspire le Chef, que réside la récompense de l'homme qui a achevé de devenir. Nous avons expliqué précédemment comment l'individu pouvait devenir et s'accomplir dans i'action. Le Chef, en éclairant ses sujets sur ce qu'ils sont et sur ce dont ils sont, se propose de les contraindre à devenir et à s'accomplir; il établit un cérémonial qui leur permettra de s'élever au-dessus d'eux-mêmes, en conférant un caractère sacré à chacune des démarches qu'il exigera d'eux pour qu'ils soient les véritables fondateurs de l'Homme. Et ce cérémonial correspond à l'ensemble des pratiques conduisant à un certain état d'extase. Ainsi, le Chef, sans l'exprimer explicitement, s'emploiera à instruire ses sujets dans la religion de l'empire, qui sera celle de l'Homme. Créer une mystique de l'Homme, tel semble être le dessein du Chef. Certes, il n'est pas question pour lui de remplacer Dieu par l'Homme, mais de les placer tous deux dans le même plan perspectif, l'Homme étant le plus proche. Ce qui revient à dire que les hommes peuvent "voir" Dieu à travers l'Homme, ou encore que l'Homme met Dieu en évidence.
S'il y a fusion de l'Homme en Dieu. Ce Seigneur Berbère qui est capable de trancher les têtes et de consoler les petites filles en larmes, de châtier le médecin qui refuse ses soins et le soldat qui épargne ses coups, ce Chef qui est "véhicule, voie et charroi" de Dieu, ignore les fins de Dieu. Il est le seul à être condamné à la solitude, mais d'avoir guéri ses sujets de l'angoisse de n'être point, il se sentira apaisé, étant conscient de participer de ce dont il est, c'est-à-dire de Dieu, au même titre que ses sujets.
Cependant le Chef qui souhaite convertir ses sujets à la vérité de l'Homme, en sollicitant d'eux leur amour , est obligé de définir le "visage à aimer" à l'aide d'un langage qui "absorbe les contradictions", langage dont les racines trouvent leur force dans le "terreau" des actes.
Dans les quelques extraits de Citadelle que nous reproduisons ici, on verra comment le Chef conçoit son éthique, et comment, riche de sa propre expérience mystique, il souhaite construire son empire qui n'est autre que la communauté spirituelle des hommes.
"Demeure des hommes, qui te fonderait sur le raisonnement ? Qui serait capable, selon la logique, de te bâtir ? Tu existes et n'existes pas. Tu es et tu n'es pas. Tu es faite de matériaux disparates, mais il faut t'inventer pour te découvrir. De même que celui-là, qui a détruit sa maison avec la prétention de la connaître, ne possède plus qu'un tas de pierres, de briques et de tuiles, ne retrouve ni l'ombre ni le silence ni l'intimité qu'elles servaient, et ne sait quel service attendre de ce tas de briques, de pierres et de tuiles, car il leur manque l'invention qui les domine, lâme et le coeur de l'architecte. Car il manque à la pierre l'âme et le coeur de l'homme.
Mais comme il n'est de raisonnements que de la brique, de la pierre et de la tuile, non de l'âme et du coeur qui les dominent et les changent, de par leur pouvoir, en silence, comme l'âme et le coeur échappent aux règles de de la logique et aux lois des nombres, alors, moi, j'apparais avec mon arbitraire. Moi l'architecte. Moi qui possède une âme et un coeur. Moi qui seul détiens le pouvoir de changer la pierre en silence. Je viens, et je pétris cette pâte qui n'est que matière, selon l'image créatrice qui me vient de Dieu seul et hors des voies de la logique. Moi je bâtis ma civilisation, épris du seul goût qu'elle aura, comme d'autres bâtissent leurs poèmes et infléchissent la phrase et changent le mot, sans être contraints de justifier l'inflexion ni le changement, épris du seul goût qu'elle aura, et qu'ils connaissent par le coeur.
Car je suis le chef. Et j'écris les lois et je fonde les fêtes et j'ordonne les sacrifices, et, de leurs moutons, de leurs chèvres, de leurs demeures, de leurs montagnes, je tire cette civilisation semblable au palais de mon père où tous les pas ont un sens.
Car sans moi, qu'en eussent-ils fait du tas de pierres, à le remuer de droite à gauche, sinon un autre tas de pierres moins bien organisé encore. Moi je gouverne et je choisis. Et je suis seul à gouverner. Et voilà qu'ils peuvent prier dans le silence et l'ombre qu'ils doivent à mes pierres. A mes pierres ordonnées selon l'image de mon coeur.
Je suis le chef. Je suis le maître. Je suis le responsable. Et je les sollicite de m'aider. Ayant bien compris que le chef n'est point celui qui sauve les autres, mais celui qui les sollicite de le sauver. Car c'est par moi, par l'image que je porte, que se fonde l'unité que j'ai tirée, moi seul, de mes moutons, de mes chèvres, de mes demeures, de mes montagnes, et dont les voilà amoureux, comme ils le seraient d'une jeune divinité qui ouvrirait ses bras frais dans le soleil, et qu'ils n'auraient d'abord point reconnue. Voici qu'ils aiment la maison que j'ai inventee selon mon désir. Et à travers elle, moi, l'architecte. Comme celui-là qui aime une statue n'aime ni l'argile ni la brique ni le bronze mais la démarche du sculpteur. Et je les accroche à leur demeure, ceux de mon peuple, afin qu'ils sachent la reconnaître. Et ils ne la reconnaîtront qu'après qu'ils l'auront nourrie de leur sang. Et parée de leurs sacrifices. Elle exigera d'eux jusqu'à leur sang, jusqu'à leur chair, car elle sera leur propre signification. Alors ils ne la pourront méconnaître, cette structure divine en forme de visage. Alors ils éprouveront pour elle l'amour. Et leurs soirées seront ferventes. Et les pères, quand leurs fils ouvriront les yeux et les oreilles, s'occuperont d'abord de la leur découvrir, afin qu'elle ne se noie point dans le disparate des choses.
Et si j'ai su bâtir ma demeure assez vaste pour donner un sens jusqu'aux étoiles, alors s'ils se hasardent la nuit sur leurs seuils et qu'ils lèvent la tête, ils rendront grâce à Dieu de mener si bien ces navires. Et si je la bâtis assez durable pour qu'elle contienne la vie dans sa durée, alors ils iront de fête en fête comme de vestibule en vestibule, sachant où ils vont, et découvrant au travers de la vie diverse, le visage de Dieu..."
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"Vaste me parut ma solitude. C'est le silence et la lenteur que je réclamais pour mon peuple. Et cette réserve au fond de l'âme et cet ennui sur la montagne je les buvais jusqu'à l'amertume. J'apercevais donc en dessous de moi les lumières du soir de ma ville. Cet immense appel que forme ma ville jusqu'à ce que tous se soient réunis, tous enfermés, tous atteints l'un par l'autre. Ainsi je les voyais l'un après l'autre s'enfermer à chaque fenêtre qui s'éteignait, sachant leur amour. Puis leur ennui. A moins que l'amour ne s'échange contre plus vaste que l'amour.
Et les dernières fenêtres éclairées montraient les malades. Il était deux ou trois cancers comme des cierges allumés. Puis cette étoile là-bas de celui-là peut-être qui reste aux prises avec l'oeuvre car il ne peut dormir s'il n'a fourni sa gerbe. Puis quelques fenêtres encore d'attente démesurée et sans espoir. Car Dieu a fait sa récolte du jour et il en est qui ne rentreront plus jamais.
Donc il en était quelques-uns semblables à des sentinelles, face à la nuit comme face à la mer. Les voilà, me disais-je, témoins de la vie face à l'impénétrable mer. En avant-garde. Nous sommes quelques-uns à veiller sur les hommes auxquels les étoiles doivent leur réponse. Nous sommes quelques-uns debout avec notre option sur Dieu. Portant la charge de la ville, nous sommes quelques-uns parmi les sédentaires que durement flagelle le vent glacé qui tombe comme un manteau froid des étoiles.
Capitaines, mes compagnons, voilà qu'elle est dure la nuit à venir. Car les autres qui dorment ne savent point que la vie n'est que changements et craquements intérieurs du cèdre et mue douloureuse. Nous sommes quelques-uns à porter pour eux ce fardeau, nous sommes quelques-uns aux frontières, ceux qui brûlent le mal et qui rament lentement vers le jour, ceux qui attendent comme au mât de vigie, la réponse à leurs questions, ceux qui espèrent encore le retour de l'épouse...
Mais c'est alors que m'apparut la même frontière qui sépare l'angoisse de la ferveur. Car angoisse et ferveur échoient aux mêmes. Toutes deux sont sentiment de l'espace et de l'étendue.
Seuls veillent donc avec moi, me disais-je, les angoissés et les fervents. Qu'ils reposent donc, les autres. Ceux qui ont créé dans le jour et qui n'ont point la vocation de demeurer à l'avant-garde..."
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"Et j'ai songé sur l'absolu et le difficile que la pyramide ne descende pas de Dieu vers les hommes. Car tu prends le chef de l'empire: s'il est absolument le chef tu l'acceptes comme nécessité naturelle, de même que si tu veux te rendre de la salle du conseil à la salle du repos dans l'épaisseur du palais de mon père, tu empruntes cet escalier et non un autre, pousses cette porte et non une autre, et comment regretterais-tu de ne point choisir un autre chemin puisqu'il ne s'en présente aucun à ton esprit. Et de même qu'il n'y a point soumission, lâcheté ou bassesse à te résoudre à ce circuit et que tu le parcours dans la liberté de ta démarche, ainsi n'y a-t-il point soumission, lâcheté ou bassesse à te soumettre à l'autorité du chef de l'empire, laquelle est simplement, hors de l'arbitraire, comme absolue. Mais si tu te trouves être après lui le premier dans l'empire, et s'il se trouve que sa puissance sur toi ne soit point cadre nécessaire, mais hasard de la politique, fruit de jugements particuliers et discutables, ou réussite habile, alors te voilà qui l'envieras. Car n'est jalousé que celui-là auquel on eût pu être substitué. Quel nègre jalouse le blanc ? Quel homme véritable jalouse l'oiseau de cette jalousie qui forme la haine car elle cherche à détruire pour remplacer ? Et certes je ne critique point ton ambition quand elle peut se manifester car elle peut être marque du désir de créer. Mais je critique ta jalousie. Car te voilà qui intrigueras contre lui et, absorbé dans tes intrigues, en négligeras la création qui est d'abord collaboration merveilleuse de l'un à travers tous. Car te voilà qui, l'ayant jugé, le mépriseras. Car tu admets sans difficulté qu'un autre le puisse emporter sur toi par le pouvoir, mais comment admettrais-tu qu'il l'emporte par le jugement ou l'équité ou la noblesse de coeur ? Et si tu le méprises, qui te paiera de ton travail par l'expression de son estime ? Elle est injure, l'estime qui vient de qui tu méprises. Et les relations entre les hommes t'apparaîtront irrespirables.
Mais avant tout, s'il te donne un ordre il t'humilie et lui-même pensera t'humilier pour asseoir mieux son règne. Alors que celui-là seul peut prendre son repas à égalité en face de toi, t'interroger, admirer ton savoir et se réjouir de tes vertus, qui est maître comme le mur est mur sans qu'il y ait même lieu pour lui de s'en réjouir puisque simplement cela est..."
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"Me vint l'impérissable désir de bâtir les âmes. Et me vint la haine des adorateurs de l'usuel. Car en fin de compte si tu dis servir la réalité tu ne trouveras rien que la nourriture à offrir à l'homme, laquelle change peu de goût selon la civilisation. (Et encore ai-je parlé de l'eau qui devient cantique !)
Car ton plaisir d'être gouverneur de province tu ne le dois qu'à mon architecture, laquelle ne te sert de rien dans l'instant, mais seulement t'exalte selon l'image que j'ai fondée de mon domaine. Et les plaisirs, même de ta vanité, ne sont pas dus aux objets pondérables qui dans l'instant ne te servent de rien et dont tu ne considères que la couleur qu'ils ont dans l'éclairage de mon empire.
Et celle-là qui a baigné quinze ans dans les aromates et les huiles, à qui furent enseignés la poésie, la grâce et le silence qui seul contient et qui, sous le front lisse, est patrie de fontaines, me diras-tu parce qu'un autre corps ressemble au sien qu'elle compose pour tes nuits le même breuvage que la prostituée que tu paies ?
Et, de ne point les distinguer sous prétexte de t'enrichir en facilitant tes conquêtes, car il te coûtera moins de soins de bâtir une prostituée que de fonder une princesse, tu t'appauvriras.
Il se peut que tu ne saches point goûter la princesse, car le poème lui-même n'est ni cadeau ni provision mais ascension de toi-même, il se peut que tu ne sois point lié par la grâce du geste, de même qu'il est des musiques auxquelles tu n'accéderas point faute d'effort, mais ce n'est pas qu'elle ne vaille rien, mais que simplement tu n'existes pas..."
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"Tu ne recevras point de signe car la marque de la divinité dont tu désires un signe c'est le silence même. Et les pierres ne savent rien du temple qu'elles composent et n'en peuvent rien savoir. Ni le morceau d'écorce, de l'arbre qu'il compose avec d'autres... Ni toi de Dieu. Car il faudrait que le temple apparût à la pierre ou l'arbre à l'écorce, ce qui n'a point de sens car il n'est point pour la pierre de langage où le recevoir. Le langage est de l'échelle de l'arbre.
Ce fut ma découverte après ce voyage vers Dieu.
Toujours seul, enfermé en moi en face de moi. Et je n'ai point d'espoir de sortir par moi de ma solitude. La pierre n'a point d'espoir d'être autre chose que pierre. Mais de collaborer elle s'assemble et devient temple.
L'apparition de l'archange je n'ai plus l'espoir d'y prétendre car ou bien il est indivisible ou bien il n'est pas. Et ceux qui espèrent un signe de Dieu c'est qu'ils en font un reflet de miroir et n'y découvriraient rien qu'eux-mêmes. Mais me vient, d'épouser mon peuple, la chaleur qui me transfigure. Et cela est marque de Dieu. Car une fois fait le silence, il est vrai pour toutes les pierres.
Donc moi-même, hors de toutes communautés, je ne suis rien qui compte et ne saurais me satisfaire.
Donc laissez-vous être grain de blé pour l'hiver dans la grange, et y dormir."
Le Chef a beau se montrer dur, sévère, intransigeant, il se laisse facilement émouvoir par la solitude d'une épouse qu'il veut réveiller à la ferveur. Il invente pour elle une prière que chacun de ses sujets pourrait répéter lorsqu'il se sent cerné par une solitude qui ne provient pas d'un simple isolement:
"Prière de la solitude.
Ayez pitié de moi, Seigneur, car me pèse ma solitude. Il n'est rien que j'attende. Me voici dans cette chambre où rien ne me parle. Et cependant ce ne sont point des présences que je sollicite, me découvrant plus perdue encore si je m'enfonce dans la foule. Mais telle autre qui me ressemble seule aussi dans une chambre semblable voici cependant qu'elle se trouve comblée si ceux de sa tendresse vaquent ailleurs dans la maison. Elle ne les entend ni ne les voit. Elle n'en reçoit rien dans l'instant. Mais il lui suffit pour être heureuse de connaître que sa maison est habitée.
Seigneur, je ne réclame rien non plus qui soit à voir ou à entendre. Vos miracles ne sont point pour les sens. Mais il vous suffit pour me guérir de m'éclairer l'esprit sur ma demeure...
...La solitude, Seigneur, n'est fruit que de l'esprit s'il est infirme. Il n'habite qu'une patrie, laquelle est sens des choses. Ainsi le temple quand il est sens des pierres. Il n'a d'ailes que pour cet espace. Il ne se réjouit point des objets mais du seul visage qu'on lit au travers et qui les noue. Faites simplement que j'apprenne à lire.
Alors, Seigneur, c'en sera fini de ma solitude."
La figure du Chef, telle qu'elle est dépeinte dans Citadelle, tient sans doute plus du mythe que de la réalité. Mais elle a permis à Saint-Exupéry de donner un visage à cette abstraction qui se dissimule sous le vocable Homme, dès qu'on l'écrit avec une majuscule. Déjà dans Pilote de Guerre, Saint-Exupéry remarquait combien il est difficile de parler sur l'Homme. La pensée bouscule le langage sitôt qu'elle considère les choses sur un plan métaphysique. Aussi conviendrait-il de distinguer l'Homme (avec une majuscule) de l'homme (sans majuscule), encore que dans l'esprit de Saint-Exupéry la distinction ne soit pas toujours apparente. L'homme est la représentation collective de ce que nous sommes, alors que l'Homme est la représentation idéale de ce que nous pouvons être. Toutefois, Saint-Exupéry semble considérer cette différenciation comme ayant peu d'importance, car, pour lui, nous ne sommes que dans la mesure où nous pouvons être autre chose que nous-mêmes. C'est le thème qu'il illustre par l'exemple de la pierre qui devient la matière de la cathédrale, tout en bénéficiant de la signification spirituelle qui s'y rattache.
Que le Chef soit l'interprète fidèle des convictions et des aspirations de Saint-Exupéry, nul ne saurait le contester. L'auteur de Pilote de Guerre était persuadé que les hommes étaient capables d'atteindre à une unité spirituelle annihilant les divergences d'opinions, politiques ou religieuses, telles qu'elles se manifestent dans notre société moderne. En écrivant Citadelle il a désiré suggérer à ses contemporains une manière de gouverner les esprits, en donnant à l'autorité un fondement mystique. Il a cependant éludé la question essentielle, celle qui concerne la justification de la fonction du chef. Le Seigneur Berbère de Citadelle est-il comparable à un monarque de droit divin ? Sans doute, puisque son peuple doit l'accepter comme nécessité naturelle, comme le législateur qui sait mieux que quiconque ce qu'il faut imposer aux hommes pour qu'ils vivent en paix, heureux et fiers d'être soumis à une volonté infaillible. Ainsi pour que la notion de communauté ou d'empire ne fût pas qu'une abstraction, Saint-Exupéry a été obligé d'avoir recours à l'arbitraire du chef qui construit la société des hommes en créant une coutume, un cérémonial, une tradition de l'honneur et de l'amour. Grâce à cet arbitraire les individus sont sauvés du mal qui a pris racine en eux.
Hanté par l'idée de l'Homme choisi comme commune mesure des peuples, Saint-Exupéry a essayé d'indiquer comment un chef avait le droit d'exercer un pouvoir absolu sur ses sujets, pour les contraindre à adopter une ligne de conduite qui soit en accord avec les principes dont dépend la permanence de la communauté. S'il est enclin à prôner le despotisme, du moins exige-t-il du despote éventuel de telles qualités de modération et d'amour, que celui-ci apparaît plus comme l'admirable père d'une grande famille, que comme un tyran cruel agissant sans aucun scrupule. Certes, il approuve la morale du "qui aime bien châtie bien", et, dans une société où l'individualisme doit être banni, on serait en peine de découvrir une règle qui soit aussi commode et efficace. Selon Saint-Exupéry, il est urgent de délivrer l'homme fondamental du mythe où l'humanisme moderne tend à le reléguer, en apportant aux hommes des données qui les autorisent à conquérir l'homme qui est en eux, l'homme que révèlent le laboureur, le forgeron, le jardinier, le charpentier, l'ouvrier métallurgiste, le guerrier, le musicien, le poète, etc... quand ils chargent de signification chacun des actes que leur commande leur métier. Aimer les hommes consiste d'abord à les rendre inquiets sur l'homme, ensuite à convertir cette inquiétude en sérénité. Dans Citadelle, le Chef demandera à ses sujets d'être prêts à verser leur sang pour défendre le Prince qu'ils révèrent, car c'est à travers l'expérience quotidienne de la mort qu'ils trouveront le sens d'une paix véritable. L'angoisse de la mort ne conduit qu'à la contemplation de la mort, mais l'action qui entraîne à la mort dépasse celui qui succombe pour qu'elle s'achève en victoire, et le fait survivre comme un héros de légende. Résonance nietzschéenne sans doute; Zarathoustra disait: "J'aime ceux qui ne savent vivre que pour disparaître, car ils passent au-delà". L'Histoire nous fournit une multitude d'exemples d'hommes qui ont accepté un pareil renoncement pour que se réalisât leur idéal. Du christianisme au nazisme la liste serait longue à dresser.
Saint-Exupéry haïssait Hitler et le nazisme "parce qu'il ruin(ait) la qualité des relations humaines" , parce qu'il affirmait la supériorité d'une race et d'une nation sur une autre. Mais l'Allemand de l'époque nazie pouvait trouver en Hitler une "occasion de grandeur". Le Chef de Citadelle offre de semblables "occasions" à ses sujets. Toutefois le dessein du Chef n'est pas de les contraindre à agir par nationalisme. Et si l'on assignait des frontières à l'empire que décrit Saint-Exupéry, en imaginant des États voisins régis par les mêmes lois que celles promulguées par le Chef, on peut penser que seraient inconcevables des conflits pareils à ceux qui ont opposé et opposent encore les grandes puissances actuelles, puisque les responsables de ces États-là s'élèveraient au-dessus des contradictions, et qu'avant de songer à se combattre ils comprendraient que le patrimoine à défendre est ce qu'il y a d'universel en eux et dans les communautés, et non les intérêts particuliers de chacun.
La doctrine qui se dégage de Citadelle ne serait-elle pas sans avoir quelque analogie avec le marxisme, si l'on réduisait l'homme à la société ? Saint-Exupéry haïssait le totalitarisme, à quoi, selon lui, conduit le marxisme. Il n'envisage pas la communauté des hommes comme un Tout social que les individus doivent servir: il souhaite que les hommes fondent cette communauté en eux, et que celle-ci, une fois établie, soit capable de se sacrifier pour un seul de ses membres. Mais la démarche du marxiste, comme celle du chrétien, est très proche de celle que le Chef exige de ses sujets. Et si l'on devait faire un rapprochement entre le christianisme, le marxisme et la mystique exupérienne, on ne se tromperait guère en assurant que Saint-Exupéry a jeté un pont au-dessus de l'abîme qui sépare les chrétiens et les marxistes. Toute son oeuvre est un fervent appel à la réconciliation — et c'est peut-être pour cette raison-là qu'il est si aisé pour des partis politiques antagonistes de citer à l'appui de leurs thèses telle ou telle phrase de cet écrivain qui domina toujours les clans.
Saint-Exupéry confie dans la Lettre à un Otage, qu'"une politique n'a de sens qu'à condition d'être au service d'une évidence spirituelle". Il nous a dévoilé, par l'entremise du Chef de Citadelle, comment cette évidence pouvait illuminer l'esprit des hommes.
Il serait vain de critiquer cette mystique à travers laquelle l'homme acquiert la dignité de Prince. Comme l'a si justement souligné Saint-Exupéry, avec la logique on démontre toujours ce que l'on veut tenir pour vrai, alors qu'il conviendrait souvent de se demander pourquoi l'on refuse de prouver que l'on est dans l'erreur. Pour comprendre la portée du message que nous a laissé Saint-Exupéry, il faut regarder dans la même direction que lui, sans se soucier des vérités contradictoires auxquelles se heurte notre raison quand, oubliant le poids des actes, la conscience s'efface devant le langage.
"L'amour sublime, unique, invincible, mène tout droit au bord du grand abîme, car il parle immédiatement d'infini et d'éternité" , écrivait Amiel. Saint-Exupéry était animé par cet amour-là, qui bouleverse la conscience en créant en elle le vertige de l'absolu, mais il a su donner une substance à cette passion du salut des hommes qui était, chez lui, aussi totale que chez un Pascal.
Mystique de l'Homme, tel est le secret de la merveilleuse disponibilité de croyances qu offre aux hommes la foi de Saint-Exupéry en se fondant sur le sourire qui est fruit du silence de l'amour.
Au-delà de l'action et du mysticisme, il y a, chez Saint-Exupéry, le mythe de l'innocence ou de l'enfance retrouvée..
Dès sa jeunesse, Saint-Exupéry se sentait "exilé de son enfance", et, dans ses ouvrages, il évoque souvent avec nostalgie ces années d'insouciance où l'on se découvre plein de songes, livré à la douce sollicitude de quelque fée qui donne une forme aux innombrables choses invisibles dont on devine la présence autour de soi.
Il s'intéressait lui-même beaucoup aux enfants, et il prenait un vif plaisir a éveiller leur curiosité, soit en leur racontant de belles histoires, soit en leur inventant des jeux plus ou moins savants. S'adressant à eux dans un langage à leur portée, il captivait leur attention, et devenait rapidement leur meilleur ami. Peut-être retrouvait-il en eux cette fraîcheur de pensée et cette délicatesse d'âme qui ne l'avaient jamais abandonné, même aux heures les plus pénibles de son existence. Ce qui est certain, c'est qu'il était heureux d'être admiré et aimé par son jeune auditoire occasionnel, et les réactions de son public devaient lui être d'un profond enseignement, car, pour lui, l'enfant est celui qui voit avec son coeur "l'intérieur des choses", qui se moque des apparences, et se crée un univers imaginaire où tout lui semble évident.
Avec Le Petit Prince — un ravissant conte pour grandes personnes — Saint-Exupéry s'est complu à faire revivre ce monde de l'enfance qu'il croyait à jamais perdu, espérant ainsi se rapprocher d'un ami qui avait besoin d'être consolé.
Il y a mis tout ce qu'il y avait de plus pur et de plus vrai en lui, sans pour cela oublier les vastes problèmes qu'il avait l'habitude d'aborder dans ses autres livres. D'ailleurs il désirait qu'on ne lût pas le Petit Prince à la légère. Comment le pourrait-on ? Son héros est si charmant que le lecteur se laisse aussitôt séduire par son exquise fantaisie qui se double d'une gravité bien émouvante.
Le Petit Prince sc présente comme une suite de paraboles: l'unité du récit n'est due qu'à la voix du personnage principal de l'ouvrage — "un petit bonhomme tout à fait extraordinaire", tombé du ciel, qui pose des questions et conte son histoire à un aviateur en panne dans le désert, à plus de mille milles de toute région habitée.
Le thème central du livre est la solitude vaincue par l'amitié. L'auteur nous confie qu'il a vécu seul, "sans personne avec qui parler véritablement" jusqu'à l'apparition de ce mystérieux petit bonhomme qui lui demanda de dessiner un mouton. On s'aperçoit bientôt que le petit prince n'est que le "double" de Saint-Exupéry, l'enfant qui vivait toujours en lui l'empêchant de devenir une stupide grande personne ne croyant qu'aux chiffres, aux démonstrations, à la logique.
Le petit prince habite un astéroïde exigu d'où l'on peut assister à de nombreux couchers de soleil: il suffit de "tirer sa chaise de quelques pas". Il soigne une rose "très orgueilleuse", arrache les pousses des baobabs, ramone les trois volcans de sa planète, occupations qui le rendent parfois mélancolique. Ayant eu des "difficultés" avec sa rose, il décide d'aller visiter d'autres planètes. Dans la première siège un roi; la seconde abrite un vaniteux; la troisième est occupée par un lugubre buveur; la quatrième appartient à un businessman; dans la cinquième il trouve un allumeur de réverbères soucieux de respecter la consigne; la sixième est le domaine d'un géographe qui lui conseille d'aller faire un voyage sur la Terre, planète qui a une bonne réputation. Arrivé sur la Terre, le petit prince est bien surpris de ne voir personne. Il rencontre cependant un serpent; celui-ci lui explique qu'il est dans le désert, et qu'on est seul aussi chez les hommes. Puis un renard lui apprend comment on se fait un ami en "apprivoisant", c'est-à-dire en créant des liens; l'ami est alors "unique au monde", car "on ne connaît que les choses que l'on a apprivoisées", et l'on devient "responsable de ce que l'on a apprivoisé". C'est après avoir rencontré un aiguilleur de chemin de fer qui trie les voyageurs, et un marchand de pilules contre la soif, qu'il a découvert l'aviateur endormi près de son avion. Mais le petit prince doit retourner sur sa planète. Le serpent le mord à la cheville, et l'enfant tombe doucement sur le sable. Son corps disparaît, et l'aviateur, ayant fini de réparer son moteur, va repartir pour son monde où il ne sera plus aussi seul, puisqu'il sait qu'il a maintenant un ami dans les étoiles.
Chacune des aventures du petit prince revêt l'aspect d'une parabole. La parabole de la rose, et celle du renard sont sans doute les plus évocatrices, sinon les plus significatives. Le petit prince a été apprivoisé par sa fleur; il est prêt à offrir sa vie, à se sacrifier, à échanger son corps, pour la sauver. S'il ne revenait pas sur sa planète, sa rose n'aurait plus personne pour l'arroser et la protéger, elle qui est "si faible et si naïve", et elle s'éteindrait misérablement. Il en est responsable. Aussi accepte-t-il l'obligation d'"avoir l'air de mourir" pour elle, et le serpent, en le mordant, "le rend à la terre dont il est sorti". Mais le petit prince n'aurait pas compris ce qu'est la vie, si le renard ne l'avait pas éclairé sur le sens à donner aux choses à travers les rites de l'amitié et de l'amour, en lui livrant son secret: "On ne voit bien qu'avec le coeur. L'essentiel est invisible pour les yeux". La morale qui se dégage de ces deux épisodes du conte, c'est que seuls l'amour et l'amitié sont capables de délivrer les êtres de leur solitude, parce qu'ils reposent sur le don de soi qui est échange. Idée qui est développée dans tous les autres ouvrages de Saint-Exupéry.
Dans Terre des Hommes, l'auteur nous confie qu'un jour, au cours d'un de ses multiples vols au-dessus du Sahara, il s'est posé en plein désert sur une plateforme surélevée, inaccessible par la voie terrestre, que "nul jamais encore, bête ou homme, n'avait souillée". Cette terrasse naturelle, formée d'un "amas énorme de minuscules coquillages", était là, tendue comme une nappe sous le ciel pour recueillir des poussières d'étoiles, attendant peut-être qu'une conscience d'homme vînt troubler son silence. Et cette conscience apporte le témoignage de la vie dans un royaume minéral dont la beauté, la sévérité, ou la douceur étaient jusqu'alors condamnées à rester ignorées. Ainsi de l'enfant, de l'artiste, du savant qui, tels des magiciens, tirent de leur sommeil éternellement provisoire ces choses dont nul ne soupçonne l'existence ou l'importance, et qui les animent d'un mystérieux pouvoir en leur conférant des qualités particulières. Ainsi du Chef de Citadelle qui s'efforce de réveiller en ses sujets l'homme qui les habite, et du petit prince qui s'enfonce dans le désert pour y découvrir un puits caché quelque part.
Saint-Exupéry s'est défini à travers les personnages du Chef et du petit prince, comme s'il y avait en lui deux êtres qui se combattaient en amis. L'un a soif d'absolu, d'ordre, de permanence, de solidité, et veut réarmer l'homme en l'enracinant dans sa terre. L'autre, au contraire, désarme l'homme, s'enferme dans le rêve, transfigure le réel, se moque de l'ordre, et accepte la fragilité de la vie sans s'inquiéter de devenir autre que ce qu'il est. Mais tous deux se tendent la main, au-dessus des arguments contradictoires qu'ils accumulent comme des tas de cailloux, en se tirant fraternellement la langue, car ils défendent le même amour, le même besoin d'origine, et recherchent avec la même ardeur une vérité qu'aucun des habituels moyens de connaissance ne peut établir sans s'appuyer sur le langage qui est "source de malentendus". Si l'un est triste, l'autre s'empresse de le consoler, et aucun différend ne saurait altérer leur affection réciproque. C'est sur ce modèle de l'amitié intérieure que Saint-Exupéry souhaitait que fût conçue l'amitié des hommes.
Il est assez curieux de remarquer que lorsqu'on est en danger de mort, et qu'on en a conscience, tous les souvenirs d'enfance défilent dans la mémoire avec une extrême rapidité, comme une succession d'images-clefs résumant toute une existence. Saint-Exupéry en a fait plusieurs fois l'expérience. Dans Pilote de Guerre, il nous raconte qu'au moment où il survole Arras, la D.C.A. tire sur l'avion qu'il pilote, et pour l'équipage tout s'aggrave; d'un instant à l'autre l'avion plongera peut-être vers le sol, s'écrasera dans un champ, ou explosera en plein ciel, et ce sera le silence de l'éternité:
"C'est maintenant qu'elle se fait douce, l'enfance... Ça s'aggrave, mais je suis à l'intérieur des choses. Je dispose de tous mes souvenirs... Je dispose de mon enfance."
Ainsi l'enfance réapparaît-elle au seuil de la mort. Elle veille comme une sentinelle sur les remparts de cette forteresse que doit être la vie. Elle protège l'homme, et offre une garantie aux plus hautes valeurs de l'esprit, car elle est comme une source ou une racine qui contient en puissance tout ce qui prendra corps — tendances, sentiments, désirs — plus tard, à l'époque de la maturité. L'enfant n'est-il pas celui qui s'affirme d'abord en tant que "moi" dans une réalité présente, et qui se projette dans l'avenir en disant: "je serai... aviateur, marin, ingénieur, médecin, etc... ? L'enfant est essentiellement celui qui veut devenir, et le monde dans lequel il se meut sans jamais très bien discerner le réel d'avec l'imaginaire, il le fonde sur ce besoin d'être au-delà de ce qu'il est véritablement. Dans ses jeux, il incarnera l'aviateur, le chevalier, le héros qu'il rêve d'être un jour, et il ne s'apercevra pas qu'il joue à l'aviateur ou au héros, parce qu'il s'attribuera toutes les qualités de son personnage, et croira sur le moment être un aviateur, un héros. Cette croyance se transformera bientôt en certitude au fur et à mesure qu'il fera les principaux gestes qu'est censé exécuter l'aviateur ou le héros. Pour primitive qu'elle soit, c'est cette conviction qu'a l'enfant de se dépasser soi-même, que respecte Saint-Exupéry.
S'il confie à sa mère que le monde des souvenirs d'enfance lui semble toujours "désespérément plus vrai que l'autre", c'est que chaque désir, chaque sentiment y conserve toute sa force, en traduisant ce que l'être a d'unique, d'inexprimable, d'innocent.
Tout comme les enfants, Saint-Exupéry avait la précieuse faculté de délivrer les choses de leurs apparences, et de les éclairer de l'intérieur en en révélant les moindres reliefs et les ombres fugitives que l'oeil des grandes personnes ne perçoit pas. Il a su prolonger son enfance jusqu'à sa mort. C'est pourquoi il n'éprouvait aucune difficulté à la retrouver aussi fraîche et aussi désaltérante que la fontaine dont il parle souvent, dans un monde où l'on meurt de soif.
On reste parfois étonné devant l'acharnement que montre Saint-Exupéry à co-exister avec ses souvenirs, comme s'il craignait de n'être plus que le reflet de sa propre image, ou plutôt comme s'il attribuait à la mémoire un pouvoir de réflexion analogue à celui du miroir. Quand il lui vient un souvenir, il envisage son contenu comme une création, et, de ce fait, le souvenir n'est plus la marque du passé, mais l'acte du présent. Mais, derrière le souvenir, il y a toujours un désir dissimulé. Et c'est cette provision de désirs fixés dans le temps, comme autant de virtualités que tôt ou tard la conscience devra actualiser, que Saint-Exupéry se complaisait à redécouvrir en évoquant son enfance.
Au fond, l'auteur du Petit Prince s'aimait enfant. On s'en aperçoit dans maintes pages des Lettres de Jeunesse , écrit-il à sa confidente, avec cette charmante candeur qui accompagnait ses mouvements de dépit.
S'il était heureux de disposer de ses désirs, il souffrait de l'indifférence que lui opposaient parfois les personnes avec qui il eût souhaité les partager. En fait, il avait besoin d'être aimé et compris, lui qui savait si mal se protéger.
Ce qui l'enchantait, chez les enfants, c'est surtout leur adhésion totale à leurs croyances, leur singulière aptitude à situer le possible au coeur même de ce qui paraît être l'impossible, et leur merveilleuse disponibilité affective qui leur permet de donner de l'âme à ce qui est par définition inanimable. Il décelait en eux, à l'état naturel, cet élan d'amour incontrôlé qui doit conduire les hommes à s'accomplir dans une quête de pureté où se trouvent exprimés à la fois la valeur de leur condition et le sens de leur universalité. Les enfants ont des choses une vision intérieure, subjective: ils les apprivoisent. Saint-Exupéry s'est efforcé de nous montrer comment nous pouvions adopter leur point de vue. Et, comme l'indique très justement R.-M. Albérès, pour Saint-Exupéry "la fonction de l'homme est enfantine: elle consiste à apprivoiser l'univers".
Saint-Exupéry ne cachait pas sa défiance à l'égard des "gens de lettres" qui pensent plus qu'ils n'agissent, et qui, malgré leur habileté ou leur talent, se laissent prendre au piège des belles phrases, bien balancées, truffées de mots rares ou d'expressions recherchées, mais sans grande signification. Il méprisait ces auteurs qui s'enferment dans leur bibliothèque pour y dénicher, comme dans un "magasin d'accessoires", telle formule ou telle idée peu connue qu'ils feront leur, et se moquait de ces prétendues autorités littéraires qui préfèrent le clinquant et l'insolite au naturel, ou qui font étalage de leur culture avec tant d'impudeur.
Pour lui, "écrire est une conséquence". C'est rendre compte d'une attitude intérieure vis-à-vis de l'univers, et créer un rythme de vie, une manière d'être qui soit aussi fidèle que possible au principe générateur qui l'inspire. Toutefois avant d'écrire, il faut vivre, "apprendre à voir", en somme acquérir une certaine expérience du monde qui vous donne le droit de témoigner.
Saint-Exupéry tenait la littérature pour un "instrument de civilisation" , selon l'expression de Roger Caillois. Grâce à elle, et aux autres formes d'activité artistique, le monde n'est pas fait d'oubli. Les hommes peuvent y retrouver le signe de la permanence de l'homme, quand ils ne le découvrent pas en eux-mêmes, et en tirer un enseignement moral des plus profitables. Mais si la littérature est composée de monuments transmettant à la postérité le souvenir d'exploits mémorables, de conflits d'idées et de sentiments particulièrement significatifs, si elle définit le style ou l'esprit propre à chaque siècle, si elle est en quelque sorte ce qu'il y a de plus vivant et de plus fertile dans l'histoire, elle n'a de sens qu'à travers les préoccupations essentielles de ceux qui n'ont cessé de contribuer à lui assurer une pérennité fondamentale. Saint-Exupéry savait le poids de la responsabilité qu'endosse l'écrivain lorsqu'il commence à manier des idées comme des armes. Un écart de langage peut être aussi meurtrier qu'une erreur de tir. C'est pourquoi l'auteur de Citadelle a voulu payer de sa personne pour que chacun de ses propos ait un contenu vécu, et que ses mots ne trahissent pas la réalité des faits qu'il nous décrit. D'une probité intellectuelle vraiment exceptionnelle, il désirait que sa vie garantît la valeur de son message, et que, de ses confrontations avec la mort, naquît un langage qui ne trompe pas.
"N'oublie pas que ta phrase est un acte". Il semble qu'il entende par démarche cette volonté de réaliser quelque chose de qualité qui pousse l'homme à mettre constamment en jeu le meilleur de lui-même. Nous avons vu quel était son style de vie, quelle rigueur et quelle abnégation il supposait, et à quelle élévation morale il conduisait. Sur le plan littéraire on retrouvera un style identique qui traduit à merveille cette abondance de sentiments contradictoires et cet étonnant besoin de pureté qui donnent à l'oeuvre de Saint-Exupéry un ton à la fois bouleversant et rassurant.
La plupart des grands écrivains ont une méthode de travail. Ils organisent leur pensée, se tracent un plan, réfléchissent, calculent, ne laissent courir leur plume sur le papier qu'après avoir longuement médité sur leur objet, et, certains de l'efficacité de leurs moyens, se lancent sans hésiter dans l'aventure des mots et des idées. Ainsi se forgent-ils des systèmes d'écriture personnels qui peu à peu s'effacent; le procédé disparaît, et le style surgit. En démarquant la formule d'Aristote: "l'habitude est une seconde nature", on pourrait dire que chez ceux-là le style est devenu une seconde nature. Saint-Exupéry au contraire n'élabore pas ses idées, du moins avant d'écrire. Au fur et à mesure qu'il compose un texte, sa pensée se précise, assemble les matériaux, dégage les structures, découvre sa propre densité, sans qu'il y ait de "préfiguration" initiale. Il ne construit pas sa phrase suivant un ordre préconçu. Il obéit à une impulsion intérieure qui l'incite à écrire directement. Une fois achevée, l'oeuvre aura nécessairement l'ordre et le plan qui lui conviennent. "Ce qui sera créé, ce qui naîtra sera logique, et non: ce qui est logique naîtra", affirme-t-il dans ses Carnets. Craignant toujours d'être trop abstrait, il essaie de créer un langage qui exprime le concret, sans artifices, et qui suggère au mieux le mouvement même de la vie, avec ses oscillations, ses impondérables, ses sursauts.
Quand on lit ses livres, on a l'impression qu'il rédigeait avec une extrême facilité, que son style coulait de source. Sans doute noircissait-il rapidement des dizaines de pages, lorsqu'il était en plein état d'excitation cérébrale, mais ce premier jet qu il appelait "la gangue" était loin de la forme définitive qu'il devait donner à ses ouvrages. En général il attaquait de front son sujet, espérant situer au hasard de son inspiration et de ses souvenirs, le point central, le pôle d'attraction qui déterminerait le sens de l'oeuvre qu'il était en train de concevoir. C était faire preuve d'une grande confiance en soi que de s'abandonner ainsi au vertige de l'écriture, mais Saint-Exupéry reprenait ses brouillons, travaillant sévèrement la forme afin qu'elle ne diminuât pas la portée de son texte, et qu'aucune faiblesse de style ne vînt rompre l'élan de sa pensée. Sacrifiant — non sans en éprouver parfois quelque regret — tel mot ou telle image, parce que trop pauvre de contenu, il modifiait l'allure de sa phrase. Mais, transformée, il arrivait qu'elle ne le satisfît point. Si le mot lui paraissait irremplaçable, et que son acception propre ou figurée ne lui convînt pas, il le chargeait d'une autre signification, plus riche, peut-être plus proche de la réalité, et ne manquait jamais de le définir.
Le vocabulaire dont il use est fort courant. Toutefois il est des verbes, des substantifs, des adjectifs qui ont sa faveur, comme: nouer — charrier — fonder — échanger — engranger — peser — pourrir — or — arbre — cérémonial — fête — fontaine — graine — bétail — glaise — éternel — intarissable — dur — admirable — imperceptible — périssable, etc...
Saint-Exupéry avait un profond respect pour sa langue. Il se montrait fort chagriné quand on lui faisait remarquer les rares imperfections qui s'étaient glissées dans un texte qu'il avait pourtant soigneusement revu. Georges Pélissier en a relevé un certain nombre, tel bruissa du verbe bruire qui ne s'emploie pas au passé simple, ou parler avec au lieu de parler à, mais ces fautes ne heurteront que les "forts en thème" grincheux. Saint-Exupéry oeuvrait en poète, et c'est à ce titre qu'il se permettait quelques licences grammaticales et des tours elliptiques. Il n'en demeure pas moins que sa prose est l'une des plus belles de notre époque, et l'une des plus classiques.
On observe une curieuse évolution dans le style de Saint-Exupéry. Du style purement narratif de ses deux romans Courrier-Sud et Vol de Nuit au ton confidentiel du Petit Prince et à la forme biblique de Citadelle, Saint-Exupéry s'est évertué à résoudre le problème de l'efficacité du langage. Faut-il frapper l'imagination des lecteurs, les émouvoir, les convaincre, ou bien faut-il les entraîner insensiblement à méditer sur leur condition ? Dans le premier cas, c'est très certainement le style incisif du reportage qui forcera l'attention du lecteur moyen; dans le second, c'est plutôt le ton de l'essai ou du poème qui l'incitera à la réflexion. Saint-Exupéry excellait dans le genre reportage. Il suffit de relire les articles qu'il envoya d'Espagne ou d'U.R.S.S. pour s'en persuader. Mais il était aussi doué pour la littérature proprement dite. Ce qui lui permit de mêler les genres avec un rare bonheur. D'ailleurs ses livres peuvent se classer en trois catégories: ceux qui sont inspirés par une volonté de témoigner, et qui ont l'aspect de remarquables reportages, comme Courrier-Sud, Vol de Nuit, ceux où le témoignage et le récit offrent des prétextes à commentaires plus ou moins philosophiques, comme Terre des Hommes, Pilote de Guerre et Lettre à un Otage, enfin ceux dont le caractère allégorique sert les intentions didactiques de l'auteur, comme Le Petit Prince et Citadelle.
Le succès que remportèrent tous les livres de Saint-Exupéry — excepté Citadelle — tant en France qu'à l'étranger, prouve bien qu'il était parvenu a découvrir un langage efficace. Il serait vain de vanter une fois de plus les qualités de ces ouvrages, notamment Vol de Nuit et Terre des Hommes qui lui valurent une gloire mondiale et l'estime des écrivains les plus renommés, ouvrages que Saint-Exupéry considérait comme des "exercices" en comparaison de l'immense oeuvre qu il avait entrepris d'écrire, son "poème" Citadelle.
Citadelle est un livre inachevé. Saint-Exupéry l'avait en partie dicté au dictaphone, en partie écrit à la main. Il est mort avant d'avoir eu le temps de le "décanter". Il est donc difficile de savoir quelle forme définitive il lui eût donnée. Il est vraisemblable qu'il l'aurait réduit dans d'importantes proportions, peut-être d'un tiers. Bien des critiques ont reproché à son éditeur d'avoir publié in extenso un manuscrit incomplet, où les chapitres se succèdent sans ordre, où de nombreuses pages ont un sens obscur, ce qui, d'après eux, ne pouvait que nuire au prestige d'un écrivain si soucieux de la perfection de la forme. Nous ne croyons pas que la publication de Citadelle ait trahi les intentions de son auteur. Lui-même répétait à ses amis qu'il écrivait son "oeuvre posthume", et Citadelle apparaît bien comme une sorte de testament spirituel qui nous révèle les principes sur lesquels se fondait la pensée de Saint-Exupéry, et surtout comment il entendait qu'on fît usage d'un style.
Paul Valéry soutient que "le difficile est de repousser ce qui vous empêche d'être vous-même — sans repousser en même temps ce qui vous contraint à l'être" , suprême récompense qui valait à elle seule toutes les consécrations littéraires ! Il y avait la guerre, l'action n'était plus gratuite, la lutte était commune, chacun était touché plus ou moins directement par les événements. Saint-Exupéry avait alors conscience d'être un soldat comme les autres. En vérité, il s'était échangé.
Cette volonté de s'oublier soi-même, tout en conservant une certaine présence de soi, apparaît clairement dans Terre des Hommes, Pilote de Guerre et Lettre à un Otage. Saint-Exupéry vivait pour ainsi dire la légende de l'homme, un peu comme les enfants vivent une histoire qu'ils ont inventée. Mais, pour lui, il était indispensable que cette légende fût sacrée, et qu'elle fût établie sur des données réelles. La vie l'émerveillait, et il a capté le merveilleux de la vie, étonnant échange qui l'a amené à fertiliser un univers stérile. A force de s'être échangé, quelqu'un d'autre s'est substitué à lui. L'homme d'action s'est effacé devant l'homme de religion (sa religion consistant à respecter la vie qui est ordre et création). Le Saint-Exupéry de Terre des Hommes est devenu le Saint-Exupéry de Citadelle. Ce que l'un tirait de l'expérience, l'autre en a fait une institution fondée sur l'arbitraire. Ce qui était émotion s'est transformé en ferveur.
Avec Citadelle, on a le sentiment que Saint-Exupéry nous a livré tout son être, sans retenue, comme s'il attendait du lecteur une confiance et une compréhension absolues. Il n'avait plus à redouter l'opinion de ses camarades. Il pouvait être finalement lui-même, tel qu'il rêvait de l'être adolescent.
Dans l'oeuvre de Saint-Exupéry l'ouvrage le plus important est donc Citadelle. La "gangue" est aussi précieuse que les "pierreries" qu'elle contient et qui n'ont pas été mises en valeur. Il faut en entreprendre la lecture comme s'il s'agissait d'un long poème, d'une bible des nouveaux Temps. Ce n'est pas un livre qui vous emporte, mais un livre qui vous enracine. A chaque page on suit l'évolution de la gestation. Et bientôt, lorsqu'on s'est habitué aux contractions, aux spasmes, aux relâchements, aux extensions, qui tourmentent ou apaisent cette musculature qui fait agir la phrase, on participe directement au lent déchirement intérieur qui précède la naissance de l'oeuvre. Les cinquante premières pages déconcertent, mais l'effort d'attention qu'elles exigent constitue un excellent entraînement pour la pensée. Les cinq cents autres pages se lisent alors aisément, et l'intérêt de Citadelle devient de plus en plus prenant. Pour partager les vues de Saint-Exupéry (on ne le peut qu'après avoir pénétré son oeuvre posthume), il est indispensable de croire, comme lui, à la vérité de la poésie.
Saint-Exupéry est-il un grand écrivain ?
Si la littérature n'a pas été pour lui un métier, il avait, du moins, des ambitions purement littéraires. Il détestait ce qu'il y a de faux, de mensonger, de fictif, d'inutile dans les livres de remarquables prosateurs qui vendent des idées et des sentiments comme de vulgaires marchands. Il était cependant extrêmement sensible à la qualité de leur style. Il ne voulait pas que sa littérature fût un divertissement, ni un commerce. Il partait du principe que pour écrire il faut avoir quelque chose à dire, mais le bien dire. Aussi lui était-il interdit de renoncer entièrement aux effets littéraires, aux trouvailles verbales, à cette recherche des images et des expressions les plus justes, à ce magnétisme propre aux mots qui suggèrent plus qu'ils ne dénomment. Dans Terre des Hommes et dans Citadelle, on sent souvent qu'il s'applique à assembler des phrases harmonieuses, musicales, afin que le rythme des périodes corresponde au mouvement de la pensée, et que la description d'un paysage, d'un visage engendre une émotion (esthétique ?) analogue à celle qu'il a ressentie en contemplant ce paysage, ce visage. Ainsi:
"...J'attendais l'aube. Les collines d'or offraient à la lune leur versant lumineux, et des versants d'ombre montaient jusqu'aux lignes de partage de la lumière."
"J'aime du jeune visage qu'il soit menacé de vieillir et du sourire qu'un mot de moi le puisse aisément changer en larmes."
Racine, Chateaubriand, Stendhal, Gide, Valéry s'appliquaient eux aussi.
On a reproché à son style d'être trop soutenu. Qui s'en plaindrait, puisqu'il nous tient toujours en haleine ? S'il tend à la rhétorique, pourquoi le blâmer de cette faiblesse, puisqu'elle lui permet certaines réussites oratoires que beaucoup de poètes contemporains pourraient lui envier ? Mais ce qui séduit chez Saint-Exupéry, c'est cette passion pour les hommes qu'aucune déception n'a jamais refrénée, c'est cette rigueur qu'il nous enseigne, c'est ce langage ouvert, charriant les symboles, continuellement en action, c'est cette tentation, cette tentative de créer Dieu au sein même de la vie, et ce besoin de pétrir les âmes en leur restituant leur splendeur première.
A vrai dire, il s'est servi de la littérature comme d'un outil, en cherchant le meilleur usage qu'il pouvait en faire. Et l'outil, entre ses mains, avait les vertus d'une baguette magique. Sans doute a-t-il peiné sur certaines phrases, mais à la façon du laboureur qui pèse sur sa charrue quand la terre résiste au coutre.
Si Saint-Exupéry est incontestablement un grand écrivain, il est d'abord un écrivain exceptionnel.
De nos jours, on exige d'un auteur que sa vie soit en accord avec son oeuvre, et qu'entre elles il n'y ait aucune équivoque. On lui demande également d'être conscient de sa responsabilité, et de ne pas oublier qu'il accepte d'être un homme public. Dès qu'un de ses livres sort en librairie, il ne s'appartient plus: il prend position, il est une opinion, il est presque une circonstance, et l'influence qu'il est amené à exercer sur ses contemporains peut être aussi décisive, pour son époque, que les événements qui la marquent. Quoi qu'il pense, il assume un rôle politique; il est un des ressorts qui font agir les mécanismes de la Cité. C'est d'ailleurs à ce titre qu'on est en droit de juger de la valeur de sa pensée.
Avec T.-E. Lawrence et André Malraux, Saint-Exupéry est le type même de l'écrivain dont on affirme qu'il a engagé toute une part de sa vie dans son oeuvre. On a dit et écrit que, chez lui, oeuvre et vie étaient inséparables, l'une n'étant que la transposition poétique de l'autre. Cela est-il entièrement vrai ? Malgré l'apparence, il ne semble pas que l'enseignement qu'il a tiré de ses expériences d'homme d'action soit toujours conforme au principes sur lesquels il a fondé son éthique. Qu'il ait été prêt à payer de sa vie les idées qu'il avançait, nul ne le contestera. Mais qu'il ait vécu selon ces idées, voilà qui paraît moins certain. Il suffit d'évoquer ses raids — les deux plus importants se soldèrent hélas par des échecs ! — et la manière dont il est mort pour que le doute naisse en nous.
Dans ses ouvrages, il nous répète que le devoir est sacré, que la liberté n'existe que dans l'acceptation d'un devoir, que le courage ne réside pas dans le mépris de la mort ni dans le goût du risque, qu'il est indispensable de se créer un but commun. Et il s'envole sur son Simoun pour établir une liaison Paris-Saïgon, et une autre New-York — Terre de Feu ! Pourquoi ces raids ? Pour le simple plaisir de la performance ? Parce qu'il y a une ivresse du vol comparable à l'ivresse du combat ? Pour défendre la cause de l'avion ? Pour justifier le sacrifice de tant d'hommes qui se sont dévoués à cette cause ? Où est le but commun ? Admirons l'audace, l'ardeur, le désintéressement du pilote, mais que dire de l'homme qui risque sa vie si gratuitement ? Cependant, objectera-t-on, Saint-Exupéry souhaitait "défricher" le ciel, créer de nouvelles voies de communication, etc... Ici, l'entreprise est individuelle. La communauté n'en bénéficie qu'accidentellement. Cela tient plus de l'exploit sportif que du travail du paysan, de l'ouvrier, ou du guerrier. Excès de jeunesse qui exalte les foules, mais contraire aux lois énoncées par le Chef de Citadelle.
Quant à sa fin héroïque — loin de nous la pensée de vouloir en restreindre la noblesse et la beauté — il n'est pas inconcevable qu'il l'ait en partie provoquée. Voler à son âge (44 ans), à dix mille mètres d'altitude, à plus de sept cents kilomètres à l'heure, c'était courir au suicide. Il désirait acquérir le droit de parler. Dans le même sens, on peut prétendre que les liens qui rattachaient Saint-Exupéry à son oeuvre n'étaient pas rationnels, mais affectifs. Ce qui explique les légers "décalages" que l'on observe parfois entre sa vie et son oeuvre.
Saint-Exupéry était-il de son époque ?
Dans une étude écrite en 1930, Marcel Arland a résumé avec une profonde clairvoyance les aspirations des écrivains de sa génération, à laquelle appartient Saint-Exupéry. Il dit notamment: "Rien ne me semble plus souhaitable, en ce moment, qu'une perpétuelle justesse de l'expression, une perpétuelle justice de la pensée, entre le coeur et l'esprit la balance la plus sensible, et la volonté de ne rien avancer que l'on ne s'engage tout entier". Saint-Exupéry a comblé les voeux de Marcel Arland. Mais à toutes ces qualités littéraires et morales, il en a ajouté une autre: celle d'avoir parlé comme nul autre d'une invention caractéristique du XXe siècle, l'avion. On conçoit mal un littérateur qui n'utiliserait pas, dans le cadre de ses expériences ou de ses analyses, les moyens que le progrès met à sa disposition. Certes, si le succès de Saint-Exupéry a été en partie dû à ses récits d'aventures où l'avion — et ce qu'il symbolise — faisait figure de personnage central, ce n'est pas grâce à lui qu'il est devenu l'un des meilleurs auteurs de ces trente dernières années. Mais l'avion lui a permis de considérer les choses sous un angle tout à fait nouveau, en lui offrant la possibilité d'embrasser le monde d'en-haut, comme si la Terre ne se distinguait pas des autres planètes. L'avion l'a aidé dans cette ascension de l'homme vers Dieu, telle qu'il l'a définie dans Citadelle. Le difficile était de savoir s'en servir, et d'en faire un instrument de création. Avec quelle maîtrise il y est parvenu !
Saint-Exupéry a jugé son époque. Il la haïssait de toutes ses forces. Il s'est révolté contre le grégarisme auquel se soumettaient les hommes. Il admettait que le fascisme, le nazisme, le communisme sont autant de portes ouvertes à ceux qui ont besoin de foi, et qui cherchent une commune mesure en dehors de soi. Une mystique fondée sur l'ordre et la justice (laquelle ?) n'est-elle pas toujours désirable ? Il était contre l'individu et contre la masse, mais pour l'espèce. Il reconnaissait les mérites du guerrier allemand, de l'anarchiste espagnol, du militant fasciste ou communiste; il ne désavouait pas leur démarche, mais regrettait amèrement "l'incroyable méconnaissance des uns pour les autres".
Son époque était celle des divisions, et c'est un peu le sort de toutes les époques. Les hommes sont-ils donc nés pour se combattre et s'entre-dévorer ? Éternelle question à laquelle chacun aimerait répondre par la négative. Pour lui, cependant, il n'y a qu'un problème: "Découvrir une vie de l'esprit... la seule qui satisfasse l'homme". Politiquement, Saint-Exupéry semblait pencher vers un socialisme-chrétien: il était contre les bourgeois capitalistes, mais il était également contre l'État qui gère le capital de la collectivité. Il n'était ni de gauche, ni de droite. Il eût vraisemblablement tenté de convertir les deux tendances en une autre qui leur eût été supérieure, tout en conservant ce qu'il y a de légitime en elles. Sur ce point, toutefois, Saint-Exupéry ne nous a guère laissé que des notes de travail, ou des "réflexions", que son éditeur a réunies en livre sous le titre de Carnets. Pour pénétrantes que soient ces réflexions, qui portent sur des sujets extrêmement divers (de l'entropie aux Assurances sociales, en passant par la psychanalyse et le communisme) elles ne nous autorisent pas à conclure sur la nature précise de ses opinions politiques. D ailleurs Saint-Exupéry est toujours resté en dehors de la politique proprement dite, et, chez lui, il convient de respecter ce détachement. Comme le dit Pierre Reverdy: "l'homme dégagé permet au poète de s'engager".
Saint-Exupéry a soutenu une certaine position de l'humanisme moderne, bien différente de celle de Malraux. Malraux déclare que l'humanisme, ce n'est pas affirmer: "Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait" répond Saint-Exupéry. Il arrive cependant qu'une nation ne sache pas préserver son patrimoine, et ses voisines s'en emparent. C'est la guerre, puis la défaite. Mais une défaite est un bienfait, puisqu'elle réveille un peuple (c'est la conclusion de Pilote de Guerre). C'est pourquoi le chef de Citadelle exhorte ses guerriers à aimer leurs ennemis, car ils les révèlent à eux-mêmes. Ne nous méprenons pas. S'il nous laisse croire qu'un peuple peut trouver une occasion de grandeur dans la guerre, Saint-Exupéry n'a jamais songé à préconiser le militarisme. Il se moquait des généraux pour qui le patriotisme était une sorte d'esprit d'équipe. Mais, ne l'oublions pas, ce qui le préoccupait au plus haut point, c'était l'unité spirituelle des hommes sur la Terre, cette merveilleuse demeure qu'ils n'ont pas su rendre habitable, faute d'une éducation de l'esprit.
Héritier de Pascal et de Nietzsche, Saint-Exupéry a réussi à dépasser le christianisme de l'un, et l'athéisme de l'autre. A la formule de Nietzsche: "Dieu est mort", il oppose une autre formule: "Dieu est silence". Si Pascal soutient que la force de l'homme est de savoir qu'il est faible, il affirme, lui, que la force de l'homme est de pouvoir surmonter sa faiblesse. C'est en partant de ces deux principes qu'il s'est attaqué aux problèmes contemporains qui mettent en jeu la grandeur de l'homme, et sa servitude, problèmes qui se ramènent tous a cette question: comment vivre ? celle-ci en appelant une autre: quelle est la meilleure et la plus juste des manières de vivre ? Mais cette question, qui la pose ? L'intellectuel. Saint-Exupéry y a répondu en homme d'action. Agissez dans le domaine qui vous est propre, en vous astreignant a bien taire votre métier, et le plan de votre vie prendra forme. Mais il s'est aussitôt aperçu que ce conseil se transformait en ordre, et qu'un tel ordre ne serait jamais accepté sans l'intervention d'un chef. D'où, la nécessité de fonder une mystique qui supporte une morale disciplinaire, et d'imaginer un personnage qui ait suffisamment d'expérience pour apprendre à vivre aux autres, et instituer une hiérarchie. Ce sont les guerres, les révolutions, les coups d'État qui, dans la pratique, permettent à ceux qui pensent être dans le vrai d'accéder au pouvoir et d'imposer leur loi. Politiquement, le plus fort a toujours raison. Cependant, si l'on suit Saint-Exupéry, une politique n'a de sens que si elle sert une évidence spirituelle. Alors, quel chef assumera-t-il le rôle de bon tyran. Le chef est celui qui a besoin des autres; mais s'il ne se suffit pas à lui-même, dans quelle mesure est-il capable de découvrir une évidence spirituelle. Ce sont les autres qui préparent le terrain sur lequel il établira cette évidence. Ainsi, pour Saint-Exupéry, tous les hommes doivent se situer dans une action, de quelque nature qu'elle soit. De leur situation dépend la liberté qu'ils revendiquent. En d'autres termes, ils sont obligés de se choisir, de naître. Une fois ce choix opéré, le chef apparaîtra avec son arbitraire, et deviendra nécessite naturelle. Il pratiquera alors une politique de l'homme pour l'homme, et sa devise sera: amour et fidélité.
Saint-Exupéry préférait donc les vertus de l'amour qui ouvrent le chemin de la foi, à celles de l'intelligence qui conduisent au doute. Aimer, c'est aimanter, créer un champ de forces. Saint-Exupéry s'est proposé d'éduquer les hommes dans la perfection aussi a-t-il été amené à construire une échelle de valeurs fondée sur le sacrifice et l'échange comme si chacun de nous était apte à engendrer la vérité. L'essentiel était que cette vérité, à laquelle notre amour donne naissance, fût commune à tous. Pour cela, il lui était nécessaire de se fixer un but hors de soi, d'inventer un visage à aimer. D'où dans son oeuvre, cette recherche d'une identité de l'Homme et de Dieu correspondant à l'identité decde vie et de conscience qui confère à un être sa qualité d'existant.
Philosophique, la pensée de Saint-Exupéry l'est assurément, mais elle s'est si bien soumise à la rigueur de la forme poétique, qu'elle échappe à tout système, et présidé a cette difficile opération qui consiste à associer vie et connaissance dans un même acte de création.
Saint-Exupéry a pensé le monde moderne, à l'encontre d'autres écrivains contemporains qui le subissent ou l'ont subi. C'est à ce titre qu'il s'est élevé au niveau intellectuel des philosophes les plus marquants de ce demi-siècle, en même temps qu'il pénétrait avec la même aisance que les plus grands poètes dans cet univers où le sensible déborde l'intelligible.
Dans une conférence portant le titre "De l'influence en littérature" qu'il fit à la Libre Esthétique de Bruxelles en 1900, Gide déclarait:
"Aujourd'hui nous ne savons plus à quelle source boire — nous croyons trop d'eaux salutaires, et tel va boire ici, tel va là.
"C'est aussi qu'aucune grande source unique ne jaillit, mais que les eaux, surgies de toutes parts, sans élan, sourdent à peine, puis restent sur le sol, stagnantes — et que l'aspect du sol littéraire, aujourd'hui, est assez proprement celui d'un marécage".
II se peut que les Gide, Valéry, Proust, Claudel, aient asséché ce marécage dont parle l'auteur des Nourritures Terrestres. Il se peut également qu'à force d'avoir assaini le sol littéraire, leurs successeurs l'aient réduit à un désert. Mais, dans ce désert, l'oeuvre de Saint-Exupéry apparaît comme une oasis placée à la croisée des pistes que parcourent et parcourront les conquérants, les voyageurs, les missionnaires et les émigrants de la Pensée.
Jean-Claude Ibert,
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Paris, vendredi 13 décembre 2024