Écrivain français, Louis Aragon est né le 3 octobre 1897 à Paris. Cet enfant naturel a pour mère Marguerite Toucas-Massillon, qui tient de 1900 à 1904 une pension bourgeoise avenue Carnot avant de s'installer à Neuilly. La jeune femme le fait passer pour son frère adoptif afin de cacher son "déshonneur". Louis Andrieux, député anticlérical à Lyon en 1876, préfet de police à Paris en 1880, refuse de reconnaître ce fils illégitime dont la naissance peut compromettre sa carrière: se désignant officiellement comme son tuteur, il lui invente pour l'état civil un nom espagnol.
Même si l'enfant a deviné son ascendance réelle, sa mère ne lui aurait avoué la vérité qu'en 1917. Ce camouflage des liens familiaux, ressenti comme une intime blessure, permet de mieux comprendre chez Aragon une quête de l'identité stable fondée sur un désarroi profond et un esprit de révolte contre les fausses apparences du monde social. Attiré dès l'enfance par le secret des mots, le futur écrivain compose une soixantaine de petits romans puis des vers à partir de 1908. Il publiera dans Le Libertinage (1924) le seul vestige de cette production: une petite prose de 1903-1904 intitulée Quelle âme divine !
Élève brillant à Saint-Pierre de Neuilly puis au lycée Carnot, il est reçu au baccalauréat en 1915. Pendant ces années de formation, il assimile une vaste culture classique, mais sa sensibilité s'enrichit aussi d'influences moins scolaires (Jules Verne, Charles Dickens, Stendhal, Barrès, Henry Bataille, le roman russe...). Initié au Modem Style et au symbolisme par son oncle maternel, il découvre les audaces du fauvisme, du cubisme, des Ballets russes.
À partir de 1915 — il a dix-huit ans — il fréquente la librairie d'Adrienne Monnier, très attentif à tous les renouvellements de la littérature du début du XXe siècle. En septembre 1917, au Val de Grâce où il suit des cours pour devenir médecin auxiliaire des armées, il se lie d'amitié avec un autre étudiant en médecine, André Breton; ils admirent les mêmes écrivains: Mallarmé, Rimbaud, Apollinaire, Lautréamont, Jarry. Breton, qui a déjà publié des poèmes, va l'introduire dans les milieux artistiques et littéraires et le mettre en relation avec Philippe Soupault, Théodore Fraenkel, Jacques Vaché.
Aragon publie des articles dans des revues d'avant-garde. Il s'intéresse à tous les signes de la modernité, les objets manufacturés, la réclame publicitaire, le cinéma. En mars 1918, il publie Soifs de l'Ouest, son premier poème, dans la revue Nord-Sud. Au milieu de ces activités, il est envoyé au front en juin 1918; enseveli trois fois sous les obus le 6 août 1918 à Couvrelles, il reçoit la croix de guerre ("Secousse" dans Feu de joie). Pendant l'offensive du Chemin des Dames, en septembre 1918, il entreprend Anicet ou le panorama, roman, pour substituer à l'horreur quotidienne le fragile exutoire d'un univers imaginaire.
Après l'armistice, durant l'hiver 1918-1919, il est cantonné en Alsace puis en Sarre, où il reçoit Dada 3. En mars 1919, paraît le premier numéro de Littérature, revue dirigée par Louis Aragon, André Breton et Philippe Soupault. Lors de sa démobilisation, à Paris, en juin 1919, il conseille aux auteurs des Champs magnétiques de publier ces textes d'écriture automatique. Néanmoins, l'apport d'Aragon au surréalisme témoignera d'une orientation distincte, qu'il concilie avec son appartenance au groupe jusque vers 1930.
Dans son premier recueil poétique, Feu de joie (Éditions Au Sans Pareil, 1919), les sympathies, aspirations, défis de sa jeunesse se consument sous le signe de l'Esprit nouveau et de la "poésie cubiste". Dans son prolongement, Le Mouvement perpétuel (Éditions Gallimard, 1926) substitue aux formes poétiques figées la dislocation du mètre et de la syntaxe, le jaillissement rythmique de la mise en pages, l'enjouement dérisoire des homophonies et des refrains. Les plus célèbres poèmes de cette production, initialement publiés dans Proverbe en mai 1920, portent à leur ultime accomplissement le non-sens, la destruction dadaïste du langage: "Persiennes", avec la répétition de ce mot unique, ou "Suicide", la liste des vingt-six lettres de l'alphabet.
Parallèlement, Aragon met au point une pratique subversive du roman contre l'interdit posé par Breton: il publie chez Gallimard, en février 1921, Anicet ou le panorama, roman, récit d'apprentissage doublé d'une intrigue policière. Ce déconcertant roman à clé raconte comment Anicet, double d'Aragon, tente de se faire aimer de la Beauté Moderne, sous l'influence de divers intercesseurs et rivaux.
Après avoir participé aux manifestations dadaïstes (janvier 1920-août 1921), Aragon écrit une parodie du roman de Fénelon, Les Aventures de Télémaque (Gallimard, 1922). Alors qu'il séjourne à Berlin, à l'automne de 1922, les surréalistes se livrent à Paris aux premières séances de sommeil hypnotique. Ayant pris connaissance à son retour de cette nouvelle "expérience" qui va infléchir les perspectives du groupe, il l'exaltera dans Une vague de rêves (revue Commerce, 1924). Mais après le réquisitoire contre le roman du premier Manifeste du surréalisme (1924), son oeuvre de prosateur vise à contourner ou à transgresser cet interdit majeur en expérimentant des techniques assez comparables aux jeux de l'automatisme verbal, aux surprises du hasard objectif: l'arbitraire de l'incipit, dont il commentera l'analogie avec les phrases de réveil dans les années soixante; le détournement des collages, équivalent citationnel de l'image surréaliste.
Vers 1923, Aragon plaide pour les pouvoirs vertigineux de l'invention narrative, en commençant à écrire La Défense de l'infini, un roman "hors mesure", labyrinthique, de quelque mille cinq cents pages, avec des digressions non romanesques: seuls quelques fragments en furent publiés du vivant de l'auteur (dont, sous l'anonymat, un récit érotique, Le Con d'Irène), mais Aragon a brûlé la majeure partie de ce manuscrit en 1927, en Espagne. Des inédits en ont été retrouvés et publiés à titre posthume. En outre, Le Libertinage (Gallimard, 1924), un recueil de nouvelles faisant l'apologie de la provocation esthétique, anarchiste et érotique, revendique le goût du scandale pour le scandale.
Enfin, Le Paysan de Paris (Gallimard, 1926) propose de substituer au rationalisme la toute-puissance de l'imaginaire inconscient: l'approche aragonienne du surréalisme approfondit une voie originale en explorant le merveilleux quotidien, à la rencontre de la réalité extérieure et de la subjectivité, pour aboutir à une réfutation de l'idéalisme abstrait. "Habile détecteur de l'insolite sous toutes ses formes" (selon l'expression de Breton), Aragon laisse libre cours à une prose étincelante de lyrisme, à laquelle il incorpore des inscriptions fragmentaires, selon la technique du collage. Dans son Traité du style (Gallimard, 1928), qui invective les écrivains reconnus, anciens et modernes, et méprise même le poncif surréaliste, il propose un seul critère pour définir l'inspiration: la découverte de nouveaux moyens d'expression.
Au cours des années vingt, l'exaspération verbale et la violence polémique vont s'accroître dans l'oeuvre d'Aragon. Bien qu'elle serve à défendre avec éclat les positions des surréalistes, cette agressivité s'explique par plusieurs crises personnelles. En 1921-1922, ayant abandonné ses études de médecine contre la volonté de sa famille, il mène l'existence bohème et noctambule d'un jeune dandy sans ressources. Entre 1922 et 1924, il traverse un certain désarroi sentimental qu'il est tenté de transposer dans la pratique romanesque en brouillant les pistes (Eyre de Lanux, en concurrence avec son ami Pierre Drieu La Rochelle; Denise Lévy-Naville, Clotilde Vail...).
Vers 1922-1923, par l'entremise de Breton, il est modestement rémunéré comme bibliothécaire du collectionneur et couturier Jacques Doucet, pour lequel il rédige un Projet d'histoire littéraire contemporaine. Il récuse aussi les conseils destinés à sa carrière dans une Lettre ouverte à Jacques Rivière (avril 1923). Il estime appartenir à une génération qui s'insurge contre ses aînés, les intellectuels d'avant-guerre, parce qu'ils ont exalté le sacrifice des jeunes gens pour la sauvegarde de la société. C'est en ce sens qu'en accord avec Breton il se rapproche, à partir de 1924-1925, du nouveau Parti Communiste Français, seul à condamner la guerre coloniale du Rif, au Maroc. Jusqu'alors indifférent à la Révolution russe, il adhère à ce parti ouvriériste, avec d'autres surréalistes, le 6 janvier 1927 (jour des Rois, par goût du paradoxe). Mais à partir de 1926, sa liaison avec la jeune Anglaise Nancy Cunard, belle et milliardaire, fondatrice de The Hours Press, le tient relativement éloigné du groupe, pendant leurs voyages à Londres et en Espagne.
À Venise, l'été de 1928, abandonné par elle, il tente de se suicider: dans La Grande Gaieté (1929), dont le titre est choisi par antiphrase, son désespoir éclate en de beaux textes chaotiques et syncopés (en particulier, "Poème à crier dans les ruines"). Le 6 novembre 1928, la rencontre d'Elsa Triolet, d'origine russe, va alors changer le cours de sa vie. En septembre 1930, Georges Sadoul, Aragon et Elsa se rendent en URSS pour rencontrer Lili Brik, soeur d'Elsa et compagne du poète Maïakovski, qui s'est suicidé en avril. En novembre, à l'issue de la Conférence des écrivains révolutionnaires à Kharkov, Aragon et Sadoul signent une déclaration par laquelle ils renoncent à "l'idéalisme" du Second Manifeste du surréalisme et s'engagent à soumettre leur activité littéraire au contrôle effectif du parti.
En 1931-1932, la publication de Front rouge, un poème d'Aragon à la gloire des Soviets, lui vaut des poursuites judiciaires. Dans Misère de la poésie (1932), André Breton prend la défense de son ami inculpé tout en émettant des réserves sur ce "texte de circonstance", "poétiquement régressif", jugement auquel l'auteur lui-même souscrira à la fin de sa vie. Cependant, dans l'immédiat, la rupture est inévitable: Aragon se désolidarise de cette brochure qui attaque son parti. Pour mieux se démarquer des surréalistes, qui condamnent ses palinodies dans un pamphlet, Paillasse, il s'impose un dévouement militant à toute épreuve malgré la méfiance suscitée par son adhésion. Il découvre le monde ouvrier, les faits divers et les grèves de 1933-1934, comme journaliste à L'Humanité, puis à la revue Commune.
Dans les années soixante, il se reprochera les outrances de ces "textes de passage", écrits pour proclamer sa "passion de servir" le prolétariat. Deux recueils de poèmes empruntent directement à des slogans politiques: Persécuté persécuteur (1931) et Hourra l'Oural (1934). Cependant, à partir de 1935, au congrès de Paris, loin de cautionner la littérature prolétarienne, Aragon se prononce en faveur d'une assimilation critique de l'héritage national. Avec l'appui de Maurice Thorez, il accède aux instances dirigeantes du PCF et devient en 1937 codirecteur avec Jean-Richard Bloch d'un journal quotidien, Ce soir.
Il effectue de longs séjours en Union soviétique: en 1932-1933; en 1934-1935 avec André Malraux pour le 1er Congrès des écrivains; en 1936 avec André Gide, à la mort de Maxime Gorki, au moment où se déroulent les deux premiers procès de Moscou. En 1936-1937, il organise le rassemblement des intellectuels antifascistes pour la défense de la culture, notamment en Espagne. Après avoir vigoureusement dénoncé les accords de Munich, en octobre 1938 dans Ce soir, il justifie le pacte germano-soviétique entre Hitler et Staline, en août 1939.
Tandis que l'inspiration poétique d'Aragon se tarit entre 1934 et 1939, un cycle romanesque, Le Monde réel, se développe. Bien que l'essai théorique qui les accompagne, Pour un réalisme socialiste (Éditions Denoël, 1935), ait vieilli, les trois premiers romans de cette période conservent un intérêt à la fois historique, littéraire et autobiographique. Inaugurant une analyse critique de la société française sous la troisième République, Les Cloches de Bâle (Denoël, 1934) s'articulent autour de trois figures féminines, Diane, Catherine, puis Clara Zetkin, rappelant l'itinéraire du romancier depuis le monde bourgeois de son enfance jusqu'à la prise de conscience révolutionnaire. Les Beaux Quartiers (Denoël et Steele, 1936; prix Renaudot), dans la lignée du roman balzacien, retracent le destin antagoniste de deux frères, Edmond, un séducteur arriviste, et Armand, un révolté vulnérable. Les Voyageurs de l'impériale, dont la première édition, chez Gallimard, en 1942, fut altérée à l'insu de l'auteur, dénoncent l'individualisme comme une attitude irresponsable. Aragon a indiqué dans la préface tardive de ce roman qu'il en a imaginé l'anti-héros, Pierre Mercadier, à partir de la figure de son grand-père maternel qui, vers 1900, avait abandonné femme et enfants pour errer vers une déchéance obscure.
Aragon participe en mai 1940 aux opérations militaires contre l'invasion allemande (de la Belgique, repli sur Dunkerque encerclé et retraite sur Périgueux). À nouveau, son courage lui vaut la croix de guerre. À sa démobilisation, à Ribérac, Elsa Triolet le rejoint en zone Sud. Ils rencontrent en septembre-octobre 1940 le poète Joë Bousquet et Pierre Seghers. Ils retrouvent aussi Jean Paulhan qui, l'année suivante, avec Jacques Decour, va fonder le Comité national des écrivains et Les Lettres françaises.
Bientôt, les poèmes du Crève-coeur (Gallimard, 1941), inspirés par le désastre national, révèlent Aragon comme poète patriote que son ancien ami, Drieu La Rochelle, va dénoncer dans la presse comme propagandiste communiste. Aragon, auteur des Martyrs, en hommage aux fusillés de Chateaubriant, organisera lui-même un réseau de Résistants, "les Étoiles".
Jusqu'en 1942, il vit à Nice, avec Elsa, où il rencontre Henri Matisse, tout en assurant des liaisons avec la zone occupée. Après l'invasion de la zone Sud, Elsa et lui se cachent sous de fausses identités à Dieulefit, à Lyon, puis à Saint-Donat dans la Drôme. Jusqu'à la Libération, les poèmes d'Aragon, parfois sans nom d'auteur, ou sous pseudonyme, ont été recopiés, diffusés par des tracts ou dans des revues clandestines, avec un extraordinaire retentissement: Les Yeux d'Elsa (dans les Cahiers du Rhône, 1942); Brocéliande (1942); En français dans le texte (1943); Le Musée Grévin (1943, signé François la Colère); La Diane française (Seghers, 1944). Comme en témoignent leurs préfaces ("La rime en 1940", "La leçon de Ribérac", "Arma virumque cano", "Les poissons noirs"), le retour à la versification, l'imitation des sources médiévales visent à exalter les valeurs fondatrices de la nation mais s'accompagnent aussi d'un renouvellement de l'art poétique. L'utilisation d'un "langage de contrebande" déjoue la censure pour transmettre aux Français un chant d'espoir et de combat.
L'isolement lié à la clandestinité va aussi favoriser le déploiement de la rêverie, la résurgence des souvenirs intimes, dans le quatrième roman du Monde réel: Aurélien (Gallimard, 1944) se situe en 1922 et traite de "l'impossibilité du couple" Aurélien-Bérénice, tandis que son épilogue rejoint les événements tragiques de mai 1940. Ce chef-d'oeuvre de la maturité, déphasé par rapport aux attentes de l'après-guerre, fut mal accueilli malgré un article élogieux de Paul Claudel.
À la Libération, Aragon va présider le Comité national des écrivains, mais les tensions de la guerre froide qui le durcissent dans son rôle d'intellectuel communiste seront moins propices à la création littéraire. Ayant repris en 1947 la direction de Ce soir, il est déchu de ses droits civiques en 1948-1949, pour dix ans. Il rédige une oeuvre théorique et critique abondante pour défendre le réalisme: Chroniques du bel canto (dans Europe, 1946-1947); Hugo, poète réaliste (Éditeurs français réunis, 1952); L'Exemple de Courbet (1952); La Lumière de Stendhal (Denoël, 1954).
Malgré Le Nouveau Crève-coeur (Gallimard, 1948), la littérature de la Résistance est attaquée comme passéiste. Mes caravanes (1954, prix Lénine), recueil de poèmes inspirés du combat pour la paix, et Les Yeux et la mémoire (Gallimard, 1954) affirment avec gravité l'amour d'Elsa et la reconnaissance du poète envers son parti. Pourtant Aragon, désorienté par les réactions de son public, abandonne Les Communistes (Bibliothèque française, 1949-1951, 6 tomes), oeuvre conçue pour être l'aboutissement du cycle du Monde réel: la chronique des événements débute en février 1939 et s'interrompt en juin 1940, alors que la fresque devait se prolonger jusqu'en janvier 1945. Bien plus, Aragon a tenu à en réécrire de fond en comble le texte, à corriger son idéologie pour l'édition des Oeuvres romanesques croisées (1966-1967).
En décembre 1952, alors qu'Aragon et Eisa participent au congrès de Vienne, ils sont informés des condamnations à mort de Prague (Clémentis, Slansky...). En janvier-février 1953, ils assistent à Moscou à une campagne de répression anti-intellectuelle et de diffamation antisémite (affaire des Blouses blanches); mais à leur retour, ils ne feront part de ces terribles révélations qu'à des amis proches. À la mort de Staline en mars 1953, Aragon, qui vient de prendre la direction des Lettres françaises, est publiquement mis en cause par les militants pour avoir publié, à la une de l'hebdomadaire, un portrait quelque peu insolite de Staline par Picasso. Ce n'est qu'avec le retour de Thorez qu'il est disculpé. En 1956, les révélations sur les crimes de Staline du rapport secret de Khrouchtchev au XXe Congrès du parti communiste d'Union soviétique appellent des révisions déchirantes.
Le Roman inachevé (Gallimard, 1956) révèle l'effondrement de l'utopie collective: dans cette autobiographie en vers, qui renoue avec le "merveilleux printemps" de la jeunesse surréaliste, la prose poétique fait parfois irruption; le tourment, le désenchantement accompagne la reprise du jeu verbal. La Semaine sainte (Gallimard, 1958), un roman salué par toute la critique, raconte l'équipée du peintre Théodore Géricault en mars 1815, lorsqu'il suivit dans sa fuite Louis XVIII vers la Belgique, avec la noblesse royaliste et d'anciens généraux napoléoniens. Alors que la première version des Communistes passait pour un roman à thèse, cette débâcle historique, saisie dans sa complexité irréductible, se prolonge par d'étonnantes "parenthèses" anachroniques, ouvrant sur l'avenir des protagonistes et sur l'arrière-plan autobiographique. L'auteur, qui s'est beaucoup documenté, s'en explique dans J'abats mon jeu (Éditeurs français réunis, 1959).
En collaboration avec André Maurois, chargé de la partie consacrée aux Etats-Unis, Aragon donne aussi en 1962 une Histoire parallèle de l'URSS de 1917 à 1960 (2 tomes), où il s'astreint à une stricte objectivité factuelle. Dès lors, et jusqu'à la disparition des Lettres françaises en 1972, il intervient sans relâche contre la réaction néo-stalinienne: il dénonce, en 1965, le procès public Siniavski-Daniel et l'invasion de la Tchécoslovaquie en 1968. L'aveuglement du militant, son sacrifice à autrui, la trahison de son idéal sont analysés, assumés dans l'écriture en même temps que s'opère un extraordinaire ressaisissement de l'invention.
Elsa Triolet sera associée à cette reconstruction nécessaire à la survie de l'oeuvre: Elsa, poème (Gallimard, 1959) et Les Poètes (Gallimard, 1960), d'un baroquisme raffiné, font intervenir les ressources de la théâtralité dans la célébration lyrique. Dans Le Fou d'Elsa (Gallimard, 1963), vertigineux roman-poème érudit sur la chute de Grenade au XVe siècle, le Medjnoun (le Fou) détourne, par hérésie, la tradition mystique vers Elsa, la Femme de l'avenir. Le roman, qu'Aragon se plaît désormais à désigner comme un "mentir-vrai", va également substituer à la crédibilité réaliste de nouveaux enjeux.
D'importants articles dans Les Lettres françaises, les préfaces et postfaces des Oeuvres romanesques croisées et un essai, Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit (Skira, 1967), jalonnent un travail de réflexion par lequel l'écrivain témoigne de son ancienne appartenance au surréalisme et de son intérêt pour les esthétiques contemporaines. La Mise à mort (Gallimard, 1965) constitue une variation sur le thème du miroir et de la dépersonnalisation où l'autoportrait se démultiplie, se dérobe et se brise. Blanche ou l'oubli (Gallimard, 1967) se présente comme une méditation labyrinthique sur les expériences de la modernité, le tragique dans l'Histoire, la perte de la relation amoureuse et l'exploration du réel par le langage. Dans Henri Matisse, roman (Gallimard, 1971), dont la genèse se déploie sur trente années, Aragon dialogue avec un peintre de prédilection. Après la mort d'Elsa, Théâtre/ Roman (Gallimard, 1974) où alternent vers et prose sur la scène de l'imaginaire intérieur accentue encore la non-séparation des genres et le puzzle de l'écriture. Faisant suite à la nouvelle du "Mentir-vrai" (1964), ces quatre derniers romans commentent l'incertitude des hypothèses de lecture. Un brouillage référentiel joue sur l'invérifiable: des dédoublements à perte de vue, des équivoques s'instaurent entre les personnages, les narrateurs fictifs et l'auteur.
Aragon, à la fin de sa vie, s'entoure de jeunes gens et rédige en partie ses mémoires dans les préfaces de L'Oeuvre poétique. Il lègue, en 1977, la totalité de ses archives au Centre National de la Recherche Scientifique. Nommé chevalier de la Légion d'honneur en 1981, il meurt à la veille de Noël 1982. Longtemps attaquée de manière réductrice, cette oeuvre d'une ampleur comparable à celle de Victor Hugo témoigne d'une aisance d'écriture et d'une exigence dialectique tournée contre les idées reçues. L'esthétique d'Aragon et la complexité de son itinéraire permettent d'approfondir les rapports entre divers courants de l'histoire littéraire.
Nathalie Limat-Letellier,
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