Écrivain français, le comte de Lautréamont — pseudonyme d'Isidore Lucien Ducasse — est né à Montevideo (Uruguay) le 4 avril 1846.
Fils d'un riche tarbais cultivé et aventureux, François Ducasse, qui faisait office de chancelier du consulat de France à Montevideo, Isidore passe sa petite enfance dans la demeure paternelle, où l'on tient souvent porte close, la ville étant sous occupation militaire du dictateur argentin Juan Manuel Ortiz de Rosas.
Enfant d'intelligence précoce mais de santé délicate, il se fait vite remarquer par son humeur assez sauvage. Peu après la levée du siège de Montevideo (1843-1851), l'éducation du jeune garçon est confiée aux jésuites. Il souffre de leur éducation rigoriste, mais ne s'en révèle pas moins brillant élève. Détail à noter: il goûte peu la littérature, lui préférant la zoologie, la botanique et le dessin, mais il se délecte surtout de l'étude des mathématiques. Par ce trait de caractère il étonne beaucoup son père, lequel, dandy plein d'agrément et coureur de femmes de théâtre, se vantait d'être un amateur de beau langage. Il le déconcerte plus encore par l'indifférence qu'il montre pour les amis de sa famille. Enfin, il l'irrite souvent par son visage impénétrable, son débraillé et ses accès de colère. Il fait tant qu'il finit par se rendre importun.
À l'âge de quatorze ans, Isidore se voit gentiment exclure de la maison paternelle, sous prétexte qu'il est doué d'un rare esprit scientifique et qu'il peut, de ce fait, s'assurer un bel avenir. Il doit s'embarquer pour la France afin d'y préparer son admission à l'École polytechnique.
Arrivé à Bordeaux en 1859, il se rend aussitôt à Tarbes où il devient élève interne au Lycée impérial. Il y étudie avec ardeur. Bien qu'il s'accorde mal avec son entourage, il se lie d'amitié avec le fils de son tuteur Jean Dazet, Georges Dazet, un de ses condisciples, dont on retrouvera le nom plus tard, dans la dédicace des Poésies.
Il se laisse séduire par cette littérature qu'il a tant négligée jusque-là, appréciant surtout les auteurs classiques, à commencer par Sophocle. En 1863, il quitte le lycée de Tarbes pour entrer à celui de Pau. Il vient d'avoir dix-sept ans. Au dire d'un de ses proches, c'était "un grand garçon tout mince, le teint pâle, les cheveux longs tombant en travers sur le front, d'ordinaire triste et silencieux, et comme replié sur lui-même". Il lit beaucoup: Milton, Dante, Rabelais…
En juillet 1866, il obtient son baccalauréat en lettres et quitte le collège de Pau. Après un séjour à Montevideo, il vient se fixer à Paris l'année suivante. Il ne connaît personne, hormis un banquier nommé Darasse, lequel est chargé de lui payer la pension que son père lui a accordée pour faire des études supérieures dont on ignore la nature, sans doute à Polytechnique.
En août 1868, il fait paraître sous le voile de l'anonymat, un texte en prose qui n'est autre que le premier chant des Chants de Maldoror. La plaquette publiée à ses frais chez l'imprimeur-éditeur Balitout, Questroy et Cie passe inaperçue, bien qu'il ait pris soin de faire un service de presse, en particulier à Victor Hugo, qui lui répondit par un mot aujourd'hui perdu.
Il occupe une modeste chambre garnie dans le quartier de la Bourse, au numéro 23 de la rue Notre Dame des Victoires. Bien qu'il vive seul, il fréquente peu les cafés, faisant seulement de longues promenades le long de la Seine. De plus en plus il s'abîme dans la lecture, outre des romantiques français, de Lord Byron, Matthew Gregory Lewis et Ann Radcliffe. Désireux de changer d'hôtel, il déménage au 32, faubourg Montmartre.
Loin d'être découragé par le morne accueil du public pour le chant premier chant de Maldoror, il entend lui donner une suite et achever ce qu'il appelle "son sacré bouquin". Pour arriver à ses fins, il s'interdit toute sortie, comme en témoigne un message qu'il adresse à son banquier en date du 22 mai 1869: "Au reste, je suis chez moi à toute heure du jour." Grâce à ce travail opiniâtre, il parvient, en moins d'un an, à s'acquitter de sa tâche — soit écrire les cinq autres chants de Maldoror.
Sorte d'épopée en prose composée de six Chants, Les Chants de Maldoror est un livre magique et torturé, archétype même de l'œuvre de génie, et sans doute aujourd'hui encore œuvre la plus déconcertante de la littérature française. On ignore encore presque tout des intentions de Lautréamont avec ce livre. L'idée fondamentale est celle d'une rébellion de l'homme contre Dieu. Tirant son inspiration de Edward Young (pour la grandiloquence funèbre), de Lord Byron (pour le satanisme) et de Dante (pour la couleur de certaines visions), il y célèbre la haute malfaisance du Créateur du monde, cet "Étemel à face de vipère" en se fondant sur tous les crimes dont sa création est le théâtre depuis l'origine des temps. Faisant de Dieu l'objet de son exécration, il s'installe dans l'absurde pour mieux blasphémer son nom et, dans une sorte de course à l'abîme tout au long du récit, ne relâche jamais rien de sa fureur blasphématoire.
Tenant à prendre un pseudonyme pour cette œuvre sulfureuse, il s'inspire sans aucun doute du titre d'un roman d'Eugène Sue, Latréaumont (1862), dont il déplace une voyelle pour obtenir Lautréamont. Dès lors, il ne lui reste plus qu'à se mettre en quête d'un éditeur. Après s'être vu éconduire de divers côtés, il a la chance d'en trouver un en la personne d'Albert Lacroix, un Belge assez habile qui venait de fonder, faubourg Montmartre, une Librairie internationale qu'il croyait promise au succès (il fera faillite en 1872).
En août 1869, l'intégrale des Chants de Maldoror est donc publiée chez Lacroix, Verboeckhoven et Cie (Bruxelles). Mais, craignant des ennuis avec la justice "à cause de certaines violences de style", l'éditeur juge prudent de suspendre la vente du livre dès sa parution et demande à Lautréamont d'amender son texte. Après s'être longtemps montré inexorable, il finit par s'y résoudre, sans toutefois tenir sa promesse.
Que se passe-t-il alors dans le secret de son cœur? On l'ignore. Toujours est-il qu'au début de l'année 1870 il écrit à Lacroix que, reniant sa parole, "il ne veut plus chanter que l'espoir". Trois mois plus tard (en mai 1870), il publie sous son véritable nom d'Isidore Ducasse une plaquette intitulée Poésies, qui passe inaperçue.
Atteint de phtisie, Isidore Ducasse n'a alors plus que quelques mois à vivre. Il change constamment de domicile, comme nous l'apprennent les rares lettres que nous possédons: du 32 faubourg Montmartre, il passe au 15 rue Vivienne, et de là retourne au faubourg Montmartre, mais cette fois au numéro 7. Ce manque de stabilité accuse peut-être autre chose qu'une simple crise morale. Philippe Soupault éclaircit peut-être le mystère: "Il ne parait pas téméraire de supposer que, depuis 1869, Ducasse fréquentait les révolutionnaires. Vivant à Paris, pouvait-il se désintéresser du grand mouvement qui aboutit à la Commune?" Et d'ajouter: "Dans L'Insurgé de Jules Vallès nous trouvons le portrait d'un Ducasse qui est d'une ressemblance accablante."
Ce qui est certain, c'est qu'Isisore Ducasse meurt au 7 de son faubourg Montmartre, le 24 novembre 1870, à l'âge de vingt-quatre ans. Il est inhumé le lendemain au cimetière du Nord après un service religieux à l'église Notre-Dame-de-Lorette. Sa vie s'achève comme son œuvre, dans un mystère impénétrable.
Un être si exceptionnel, tant dans son existence que dans son œuvre, et dont d'ailleurs on ne possède qu'un seul improbable portrait, évoque irrésistiblement un singulier météore. Lautréamont / Isidore Ducasse donne prise aux jugements les plus arbitraires dont l'un, surtout, retient l'attention: en se fondant sur le caractère insolite des Chants de Maldoror, les monstruosités qu'on découvre à chaque page et la fureur blasphématoire qui s'y donne carrière, les critiques en concluent à la folie de l'auteur. C'est Léon Bloy qui s'en charge le premier. Peu après, Remy de Gourmont ratifie cette opinion. Quant à Verlaine, il abonde dans leur sens puisqu'il s'abstient de faire figurer Ducasse dans sa fameuse galerie des Poètes maudits.
L'œuvre de Lautréamont sombre dans l'oubli sous les ruines du Second Empire. Mais, à partir de 1872, une poignée d'écrivains mentionnent les Chants de Maldoror dans la presse littéraire. En 1874, les exemplaires de l'édition originale des Chants sont rachetés par le libraire-éditeur Jean-Baptiste Rozez, installé en Belgique. Il les broche sous une nouvelle couverture datée de 1874 et les diffuse en librairie.
Pendant une quinzaine d'années, l'œuvre se fait progressivement connaître, surtout dans les cercles littéraires belges. Joris-Karl Huysmans la découvre avec étonnement, comme Paul Fort, Rachilde, Maurice Maeterlinck et nombre de symbolistes. Alfred Jarry en fait un de ses auteurs de prédilection. Avec la plus entière bonne foi, Remy de Gourmont se déjuge, au point de voir finalement en Lautréamont un ironiste supérieur conduit à feindre la folie pour se soustraire à un monde dont il avait la nausée. En 1890, l'éditeur Léon Genonceaux publie une nouvelle édition "revue et corrigée sur le manuscrit original" des Chants de Maldoror, avec une correspondance, une préface et une note biographique.
Au début du XXe siècle, Valéry Larbaud, puis Léon-Paul Fargue et Max Jacob attirent l'attention du public sur Les Chants de Maldoror. Il faut toutefois attendre la fin de la guerre de 1914 pour que le comte de Lautréamont soit enfin reconnu comme inventeur d'un esprit poétique moderne, au même titre qu'Arthur Rimbaud et Charles Baudelaire. Le mouvement surréaliste (André Breton, Paul Eluard, Aragon, Dali, Philippe Soupault,…) en fait son prince des poètes et le cite abondamment dans ses publications, dont les Manifestes du surréalisme. Rééditée en 1920 aux éditions de la Sirène, puis avec soin par Philippe Soupault en 1925 au Sans Pareil, son œuvre commence alors à prendre tout l'essor que l'on sait. Des auteurs tels que Gaston Bachelard, Edmond Jaloux ou Maurice Blanchot, entre autres, lui témoignent un intérêt passionné. De très nombreuses études et rééditions critiques sont publiées tout au long du XXe siècle.
Roland Purnal,
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