August Strindberg

Biographie
August Strindberg
August Strindberg

Écrivain, dramaturge et peintre suédois, Johan August Strindberg est né à Stockholm (Suède) le 22 janvier 1849.

Il naît dans une vieille maison de Riddarholmen, dans la partie la plus ancienne de Stockholm. Son père, Oskar Strindberg, est de bonne souche bourgeoise. Sa mère a été fille d'auberge, avant de devenir la gouvernante, puis la maîtresse d'Oskar Strindberg qu'elle a finalement épousé — d'où le titre que Strindberg donnera plus tard à son grand récit autobiographique Le Fils de la servante. Peu de temps après ce mariage, Oskar Strindberg fait faillite. Si l'on fait confiance à ses confessions (que démentent assez souvent les témoignages laissés par ses sœurs), l'enfance du futur écrivain est sombre.

Il prend rapidement conscience du contraste entre les classes supérieures et les classes inférieures. Timide, gauche, il développe au sein de sa famille son esprit d'opposition. Son père se remarie après la mort de sa première femme. Le jeune Strindberg ne réussit pas à s'entendre avec sa belle-mère, il supporte malaisément l'autorité de son père. Son adolescence, moins sombre peut-être qu'il n'a voulu la représenter, est marquée par plusieurs crises morales et religieuses. Il est quelque temps piétiste, puis il lit avec passion les brochures du prédicant unitarien Parker. La confirmation de l'Église luthérienne d'État le déçoit, ne lui apportant pas les élans mystiques sur lesquels il avait compté. Face à son professeur de religion, il fait encore figure de révolté.

En 1867, il commence ses études supérieures à Uppsala. Mais il s'adapte mal au milieu universitaire. De plus, les ressources financières lui manquent pour mener normalement ses études. Ici s'ouvre une période de tâtonnements: Strindberg ne sait vers quelle profession il doit se tourner. Il s'essaie à l'enseignement, il fait de très modestes débuts comme acteur au Théâtre royal dramatique, il songe à devenir médecin. Une seule vocation s'affirme chez lui, celle d'auteur dramatique. Dès la fin de 1869, il compose une tragédie en vers, La Fin de l'Hellade, que couronne l'Académie suédoise.

En 1869, ayant fait un petit héritage, il reprend ses études à Uppsala. Il y fonde l'association Runa, vouée au culte du passé et de l'idéal nordiques. Il lit avec passion Les Brigands de Friedrich von Schiller, le Manfred de Lord Byron. Il cherche à se pénétrer de la pensée de Sören Kierkegaard. Si, littérairement, le séjour à Uppsala est fécond — il y écrit trois drames: Le Libre Penseur, À Rome et Le Banni —, le jeune Strindberg reste psychologiquement instable. Il entre en conflit avec sa famille. Il ne mène pas à bonne fin ses études, il quitte même Uppsala sans avoir obtenu le moindre diplôme universitaire. Il devient journaliste et s'installe à Stockholm en 1872, bien décidé à y gagner sa vie. Mais il fréquente surtout les artistes et partage leur existence irrégulière. Il manifeste d'ailleurs lui-même, comme peintre de paysages, un talent vigoureux et original. Et ses premiers chefs-d'œuvre commencent à mûrir: Maître Olof et La Chambre rouge.

En 1874, il entre, en qualité d'"ammanuens" (secrétaire ou attaché) à la Bibliothèque royale, où il se livre à des recherches érudites, ce qui ne ralentit d'ailleurs pas son activité de publiciste et d'écrivain. Maître Olof ou L'Apostat est d'abord livré dans la version en prose (1872) qui sera suivi, quatre ans plus tard, d'une seconde version en vers.

En 1876, Strindberg fait connaissance de la baronne Wrangel, née Siri von Essen, et de son mari, un officier de carrière. La baronne admire Strindberg, car il est auteur dramatique, alors qu'elle-même rêve de monter sur les planches. Il s'éprend de la baronne. Celle-ci finit par divorcer pour l'épouser le 30 décembre 1877, après une longue série d'épisodes étranges ou semi-tragiques, dont les récits autobiographiques de Strindberg et surtout Le Plaidoyer d'un fou nous ont conservé plus ou moins fidèlement le souvenir.

Les premières années du mariage sont heureuses, semble-t-il. Vers 1880, l'horizon commence à s'assombrir quelque peu et des dissentiments se font jour entre les époux. Nous en trouvons les échos dès le drame La Femme de Sire Bengt (1882). Déjà Strindberg prend position contre les thèses d'Henrik Ibsen, très favorable à la cause féministe. Avec Le Peuple suédois il commence à cette époque la publication de récits historiques évoquant le passé national du peuple suédois. Pour lui, l'histoire de la Suède se confond avec celle des petites gens, dont les souffrances et les sacrifices ne doivent jamais être oubliés.

Strindberg met bien vite en péril la popularité que lui valent ces excellents récits. Il publie en effet Le Nouveau Royaume, roman satirique qui ridiculise la société suédoise et les institutions parlementaires récemment instaurées, mais qui contient aussi de désobligeantes (et transparentes) allusions personnelles.

L'équilibre nerveux du poète paraît compromis dès 1883. Sa susceptibilité maladive l'oblige à quitter la Suède et il emmène avec lui sa famille. Il réside d'abord à Grez, près de Fontainebleau, au milieu d'une petite colonie d'artistes scandinaves, puis à Passy, enfin à Neuilly. Il fait de sérieux efforts pour comprendre la vie spirituelle en France et pour apprendre le français de façon plus courante. Il écrit dans diverses revues parisiennes. Nous le retrouvons ensuite en Suisse romande, à Ouchy, puis à Chexbres.

Il publie en 1884 un recueil de nouvelles, Mariés, qui soulève des tempêtes; en effet, dans un de ces récits, Strindberg parle irrévérencieusement de la Cène luthérienne. Cité devant un tribunal à Stockholm, il accepte de comparaître, il se défend fort bien, et il est finalement acquitté le 17 novembre 1884. Cependant son attitude antiféministe, plus accusée encore dans un second recueil de nouvelles, Mariés II (1886), inquiète aussi bien son éditeur Bonnier que les écrivains de tendance radicale ou naturaliste de la "Jeune Suède".

Jusqu'à ce moment penseur de tendance humanitaire, respectueux du Christ et de son enseignement, en dépit de certaines incartades, croyant en Dieu, il évolue ensuite rapidement et de façon déconcertante. Nous le trouvons d'abord radical, se rapprochant des frères Brandès (les pontifes du radicalisme danois et Scandinave), affichant son athéisme, proclamant sa foi en la science, désireux de faire œuvre positive plutôt que de briller par son imagination. Assez rapidement, aux approches des années quatre-vingt-dix, il tend vers un aristocratisme intellectuel, s'éloignant alors du socialisme. Pour manifester sa ferveur positiviste, il se met à rédiger ses confessions car il admire profondément Rousseau.

En 1886, paraît Le Fils de la servante et Fermentation, qui seront suivis de La Chambre rouge et de L'Écrivain (rédigés en 1886 mais publiés respectivement en 1887 et en 1909). La même année, il entreprend également un voyage d'études en France, pour approcher de plus près les travailleurs de nos campagnes (Au milieu des paysans français, 1889).

De plus en plus instable, ie poète change perpétuellement de résidence. C'est sur les bords du lac de Constance que, pris de nostalgie pour l'archipel stockholmien, il écrit un de ses meilleurs romans, Les Gens de Hemsô. C'est là aussi qu'il compose Père. Il oblige sa femme et ses enfants à partager sa vie errante et incertaine. L'harmonie cesse progressivement de régner au sein d'une famille qui semble avoir connu environ sept années de bonheur. L'athéisme et l'antiféminisme agressifs de Strindberg choquent Siri. Elle regrette que son mari ne l'ait pas laissée poursuivre une carrière d'actrice, sur laquelle elle fondait les plus grands espoirs. Strindberg, qui traverse alors une crise de type paranoïaque, déteste plusieurs personnes dans l'entourage de sa femme, notamment Marie David qui, d'après lui, incarne le féminisme dans ce qu'il a de plus funeste, et qui sert de modèle au personnage d'Abel dans Les Camarades. Il suspecte Siri, persuadé qu'elle le trompe. C'est dans cette atmosphère de suspicion et de combat que sont conçus et créés les chefs-d'œuvre dramatiques de l'époque naturaliste: Père, Mademoiselle Julie, Créanciers, et toute une série de pièces en un acte, en particulier Le Lien et La Plus Forte.

La lecture de Père suscite chez Émile Zola plus d'inquiétude que de sincère admiration (lettre à Strindberg du 14 décembre 1887). En revanche, Friedrich Nietzsche, avec qui Strindberg était entré en relations grâce à Georg Brandès, apprécie beaucoup ce drame, et les deux hommes entament une correspondance qui s'interrompt lors de l'accès de folie du philosophe en 1888. Strindberg découvre dans les théories de Nietzsche, spécialement dans la notion du "surhomme", une justification de sa propre philosophie, qui s'inspire d'ailleurs des résultats acquis par la psychologie et la psychiatrie contemporaines.

Strindberg fonde en effet sa conception des rapports humains sur une notion d'inégalité psychique entre les individus et sur l'importance de la suggestion dans la vie sociale. Toute vie sociale est combat selon lui, et, dans le "combat des cerveaux", c'est toujours l'être psychiquement le plus fort qui l'emporte. La lutte, très âpre, peut s'achever en un "meurtre psychique" (voir le recueil d'essais et de nouvelles intitulé Vivisections). Mais, hanté par ces idées hautaines, rendu d'autre part craintif et soupçonneux par la maladie mentale, il fait mener aux siens une vie de plus en plus pénible et les fait souvent changer de domicile. De l'automne 1887 au printemps 1889, il habite Copenhague ou sa banlieue. Il y revint encore pour tenter de créer un théâtre Scandinave d'essai dans la capitale danoise, puis retourne s'installer en Suède, dans l'archipel de Stockholm, où il change d'île à plusieurs reprises.

Siri essaie de préserver le plus longtemps possible l'existence du foyer, mais Strindberg devient de plus en plus soupçonneux et blessant. La misère s'accroît, car les éditeurs et les directeurs de théâtre suédois ne manifestent aucun empressement pour accepter les ouvrages de ce poète à la réputation inquiétante. Finalement, il se sépare de sa femme et quitte non sans un terrible déchirement ses enfants, auxquels il demeure très attaché. Le divorce est prononcé en 1891.

Strindberg vit alors à Brevik, se consolant de ses misères par la lecture d'Honoré de Balzac qu'il admire, et qui lui révèle, avec Séraphita, la grandeur d'Emmanuel Swedenborg. Mais l'isolement lui pèse — on retrouve cette atmosphère pénible dans son roman Au bord de la vaste mer (1890). N'attendant plus rien de ses compatriotes ni des Danois, il a l'impression qu'il est de nouveau condamné à quitter la Scandinavie. Il souhaite se rendre en France, mais Antoine, qui doit monter Mademoiselle Julie, se fait attendre. Strindberg écoute donc l'appel de son ami, le poète Ola Hansson, qui lui chante l'éloge du public allemand. Il part, un peu à contrecœur, pour Berlin en septembre 1892.

À Berlin, Strindberg ne met pas à profit les succès qu'il ne tarde pas à remporter (les Créanciers sont représentés soixante-dix fois au Residenz-Theater). Ses nerfs détraqués lui jouent sans cesse de mauvais tours; il se brouille avec tous ceux qui lui veulent du bien. Sa vie privée est agitée. Il affecte de mépriser le naturalisme, encore en honneur en Allemagne à l'époque alors qu'il semble déjà dépassé en Suède, où Verner von Heidenstam donne à la littérature une nouvelle orientation. Il se considère plutôt comme un savant voulant consacrer le meilleur de son temps à l'"hyperchimie".

Il courtise une journaliste autrichienne de vingt et un ans, Frida Uhl, qu'il épouse à Heligoland pendant l'été 1893. Le nouveau couple ne tarde pas à connaître diverses difficultés. Strindberg s'emporta parce que sa femme, malgré ses interdictions, a l'audace de lire Le Plaidoyer d'un fou. Il rend visite à ses beaux-parents en Autriche, mais se brouille avec le père de Frida Uhl et saisit la première occasion pour quitter la maison de famille. Les embarras d'argent empoisonnent une fois de plus son existence. On trouve dans le drame Le Chemin de Damas l'écho de ces nombreuses tribulations.

En août 1894, il vient s'installer à Paris. Sa femme le rejoint en septembre, mais le quitte définitivement en novembre. L'union de Strindberg et de Frida Uhl sera dissoute par le divorce en 1897.

Pendant son séjour, Strindberg multiplie les efforts pour "conquérir Paris". Afin de punir sa patrie qui le méconnait, il souhaite devenir écrivain français. C'est en français qu'il avait déjà rédigé naguère plusieurs mémoires scientifiques, puis l'ébauche du Plaidoyer d'un fou. Il a traduit lui-même Père et Créanciers en français. De même il écrira en français Inferno. Au théâtre de l'Œuvre, Lugné Poe fait triompher Créanciers, qui frappe la critique française plus que ne l'ont fait Père ou même Mademoiselle Julie. Il fait surtout sensation quand il publie de bruyants articles antiféministes, et il se trouve bientôt au centre de vives polémiques auxquelles prend part Georges Clemenceau lui-même.

Strindberg continua à s'occuper d'hyperchimie et même d'occultisme. Cependant il ne réussit pas à s'imposer, et sa notoriété s'estompe d'autant plus rapidement qu'il est bientôt trahi par son état de santé. Il est admis à l'hôpital Saint-Louis, souffrant d'une maladie de peau qui l'inquiète (peut-être un psoriasis).

En tout cas, Strindberg, dont l'existence avait déjà été troublée par une grave crise mentale au temps du procès de Mariés, traverse bientôt une série de redoutables malaises psychiques que l'on a désignés sous le nom de "crise d'Inferno", car il en a consigné les épisodes les plus marquants dans Inferno, son magnifique et terrible récit autobiographique. Ces crises, qui durent de juillet 1894 à novembre 1896, se présentent toutes à peu près de la même manière: le poète est d'abord saisi d'une vive agitation, le délire de la persécution l'habite, il menace de se suicider; puis c'est la rupture violente avec le milieu; il s'enfuit alors dans une nouvelle résidence dont il ne communique pas l'adresse à ses proches. Enfin, c'est le retour au calme. Les crises cessent et la guérison plus complète ne survient qu'à Lund, petite ville universitaire du sud de la Suède, où des amis sûrs entourent l'écrivain. Celui-ci trouve dans la lecture du mystique Swedenborg le réconfort, comme aussi l'explication de ses misères. Il s'identifie volontiers avec ce penseur, comme naguère il s'était identifié avec Sören Kierkegaard au temps où mûrissait Maître Olof.

La crise d'Inferno amène une profonde transformation dans sa vie spirituelle. Le poète rompt complètement avec le positivisme. En matière d'art, il cherche des voies nouvelles. Partout il croit découvrir des correspondances mystérieuses entre certains signes apparents et les événements qui suivent. Il se croit victime de forces occultes, les "Puissances". Il lit avec passion La Bible et les textes bouddhiques, est impressionné par l'évolution de Joris-Karl Huysmans et de Johannes Jörgensen. Toutefois il ne se convertit pas au catholicisme. En matière de religion, il restera, jusqu'à la fin de sa vie, partisan d'un syncrétisme hardi. Ce syncrétisme, très favorable à ses combinaisons poétiques, risque de dérouter tout exégète qui chercherait à cerner de plus près ses opinions et sa foi.

Après sa guérison — à l'exception de quelques mois passés à Paris, de l'automne 1897 au printemps 1898 — l'écrivain demeure à Lund jusqu'à l'été 1899. Il s'installe ensuite, dès la Saint-Jean, à Furusund, dans l'archipel de Stockholm. Puis il s'établit à Stockholm, ville qu'il ne quittera plus jusqu'à sa mort, si l'on néglige un bref voyage au Danemark et une visite à Berlin en 1901, ainsi que quelques villégiatures d'été à Furusund.

La crise d'Inferno lui a donné un coup de fouet. Il produit beaucoup pendant le séjour à Lund et les premières années qui suivent son retour à Stockholm. Il consigne ses douloureuses expériences dans les récits Inferno, Légendes (1898) et le Combat de Jacob (1898). Elles lui fournissent aussi une matière à la trilogie du Chemin de Damas (I-II, 1898; III, 1904). On retrouve l'écho de ses déceptions anciennes ou récentes dans L'Avent (1899) — le premier des "mystères" bientôt suivi par Pâques (1901) — et La Danse de mort (1900), drame qui semble se relier à l'inspiration naturaliste tout autant qu'au courant "mystique". Il se tourne aussi de nouveau vers le passé national, qu'il avait quelque temps négligé, avec une série de drames historiques, la Saga des Folkung, Éric XIV, Gustave Vasa et Gustave-Adolphe (1899), et plus tard Charles XII (1901), Christine et Gustave III (1903).

Strindberg mène à Stockholm la vie d'un misanthrope solitaire. Cependant, séduit par la grâce d'une jeune actrice norvégienne, Harriet Bosse, qui interprète le rôle de la Dame dans Le Chemin de Damas, il demande sa main et l'épouse le 6 mai 1901. Assez rapidement, la présence d'une femme auprès de lui semble au poète une limitation intolérable de sa liberté individuelle, et les époux se séparent peu après la naissance d'une petite fille, en 1902. Le divorce sera prononcé en 1904.

Toutefois, avec le début de ce troisième mariage, coïncide un regain dans l'activité et l'inspiration du dramaturge — Svanevit, La Mariée à la couronne, et le plus fascinant peut-être de ses chefs-d'œuvre, Le Songe (1902). Il ne néglige pas non plus la littérature narrative et revient, dans un esprit nouveau, à des thèmes anciens dans Baie de beauté, détroit de honte (1903).

Il s'installe dans un immeuble de Karlavägen qu'il baptise "la tour bleue". C'est l'époque des méditations philosophiques qu'il consigne dans les Livres bleus (I et II, 1907-08 et 1912]. Il retombe dans la solitude qui avait suivi le séjour à Lund et qu'il évoque dans son récit autobiographique intitulé Seul (1903). Cependant, il veut faire jouer les vingt-cinq drames qu'il a écrits et qui n'ont pas encore vu les feux de la rampe. Il ouvre un petit théâtre d'essai à Stockholm, le Théâtre intime, aidé par un jeune metteur en scène, Auguste Falck. Ce théâtre fonctionnera de 1907 à 1910. Strindberg crée ses pièces intimes: Orage, Maison incendiée, Sonate des spectres, Le Pélican (1907). À l'usage du personnel et des spectateurs, il dessine les grandes lignes de sa dramaturgie (Lettre ouverte aux membres du Théâtre intime, 1908).

Cependant, comme ses drames historiques n'ont pas rencontré l'accueil qu'il souhaitait, son humeur satirique se réveille. Il écrit deux romans assez violents qui nous ramènent aux outrances de La Chambre rouge et du Plaidoyer d'un fou. Ce sont Chambres gothiques et Drapeaux noirs, écrits tous deux en 1904, le dernier publié seulement en 1907. Il reste un maître dans l'art de la nouvelle avec La Fête du couronnement de la maison (1906) et Le Bouc émissaire (1907).

Pendant ses dernières années, Strindberg fait œuvre de journaliste (ses articles seront recueillis en un volume: Discours à la nation suédoise, 1910). Il attaque la société bourgeoise de son temps dans des formes qui le rendent sympathique à la jeunesse social-démocrate. Mais il ne se lie pas au destin du socialisme, dont le matérialisme lui répugne. L'Académie suédoise ne le juge pas digne du prix Nobel, dont elle fait bénéficier Selma Lagerlöf. Cependant, l'écrivain prématurément vieilli a encore la joie de recevoir l'hommage affectueux du peuple suédois et de cette ville de Stockholm qu'il a tant aimée et si bien chantée. Une somme de quarante-cinq mille couronnes, fruit d'une collecte populaire, lui est remise le 2 mars 1912. Il dispose immédiatement de ce don pour soutenir à son tour des institutions charitables.

Une terrible maladie, le cancer, le met durement à l'épreuve. Il se montre courageux. Le 13 mai 1912, sentant la mort venir, il serre sur son cœur La Bible en murmurant: "Tout est expié." Le lendemain, August Strindberg rend son dernier soupir, à l'âge de 63 ans.

On peut difficilement porter un jugement d'ensemble sur une œuvre aussi vaste, aussi variée, et, à certains égards, aussi hétéroclite que celle de Strindberg: l'auteur suédois n'a pas écrit moins de cinquante-huit pièces de théâtre, sept ou huit grands romans, quelque douze recueils de nouvelles et, de plus, des études historiques, des essais scientifiques ou parascientifiques, des considérations fort aventureuses sur la linguistique historique, pour ne pas parler de ses articles de journaux et de revues, qui se comptent par dizaines. Malgré ces manifestations multiples et parfois quelque peu désordonnées du génie strindbergien, en dépit même de la coupure que forme la crise d'Inferno, son œuvre tout entière porte indiscutablement la marque de l'unité. Comme tous les écrivains vraiment grands, Strindberg se distingue de la masse parce qu'il possède l'art de dessiner des variations infinies sur quelques thèmes centraux, élémentaires, toujours les mêmes et toujours renouvelés, auxquels il ne cesse de s'intéresser et de nous intéresser. D'ailleurs toutes ses œuvres majeures sont des confidences. On ne peut guère établir une distinction entre les œuvres autobiographiques et les œuvres de fiction. En effet, dans les premières, Strindberg, bien souvent, mêle la fiction à la réalité; dans les secondes, nous retrouvons sans peine, derrière la fiction, les personnages, les événements, les amours et les ressentiments qui ont animé sa conscience à une date plus ou moins récente. Il n'est pas jusqu'aux drames historiques qui ne doivent se soumettre à cette étrange obligation: il projette plus ou moins consciemment ses problèmes personnels sur les situations fournies par l'histoire de la Suède.

Au centre de chaque œuvre nous retrouvons donc immanquablement le moi de Strindberg, victime de grandes ou de minuscules tribulations, à tout moment persécuté, en éternel procès avec lui-même, avec la femme, avec les puissances, proie magnifique pour les psychiatres qui se piquent de littérature. Les "pathographies" de Strindberg ne manquent pas. Cependant, on ne peut pas dire qu'elles apportent à l'historien des lettres une aide appréciable. En effet, on aimerait que les psychiatres nous expliquent comment la tension nerveuse de Strindberg a pu se traduire dans le jeu des images, dans le chatoiement du vocabulaire, dans le rythme des répliques dramatiques, dans le mouvement du style. Mais, sur ce point, ils demeurent muets et ils étudient le "cas" Strindberg exactement comme ils feraient pour tel ou tel pensionnaire d'un de leurs asiles. De plus, ils prennent souvent au pied de la lettre les récits que nous a laissés l'auteur: sous sa plume, les mots de "délire", "hallucination", "suggestion", "tension psychique" reviennent bien souvent. Il ne faut pas oublier qu'il a lu de très près les traités de psychologie et les ouvrages de psychiatrie qui lui sont tombés sous la main. Mais doit-on attribuer à ces mots, dans le texte de Strindberg, exactement la même valeur que leur donnent les médecins ? Faut-il faire confiance au diagnostic que formule un poète dont la science a été acquise bien hâtivement et qui était sans cesse obsédé par la crainte d'être enfermé dans un asile ? On constate en tout cas que la plupart des maladies mentales qu'on a pu lui attribuer (car les médecins n'ont pas pu se mettre d'accord sur le "cas" Strindberg) mènent normalement à la désagrégation de la personnalité. Or sa personnalité, quelque insolite et inquiétante qu'elle puisse quelquefois paraître, ne semble jamais menacée de désagrégation. Elle nous surprend même par sa cohérence et la constance de ses thèmes dominants.

On s'est parfois demandé ce qu'il fallait placer au centre de l'œuvre: les romans ou bien les drames, ou encore les récits autobiographiques, et s'il fallait préférer la structure solide, la vigueur, la concentration des drames naturalistes aux assemblages plus lâches et aux spéculations plus hardies des drames oniriques qui apparaissent après la crise d'Inferno, ou des pièces intimes que joue le Théâtre intime, à la fin de la carrière de l'auteur. En fait, on doit bien admettre, semble-t-il, que par don naturel Strindberg a été, avant tout, un maître du dialogue. Même dans son Journal occulte, qui n'était pas destiné au public, on découvre des dialogues. Ainsi s'explique que le drame constitue le noyau central de l'œuvre et que, dans les romans, les lecteurs sont tout particulièrement fascinés par la vigueur et le relief des dialogues.

C'est d'ailleurs surtout le théâtre de Strindberg qui a rayonné sur l'Allemagne, puis sur toute l'Europe, et qui a fait naître l'expressionnisme dramatique de 1920, prolongement, écho affaibli du Chemin de Damas et du Songe — n'oublions pas cependant que Franz Kafka admirait beaucoup les romans de Strindberg et surtout Au bord de la vaste mer; on s'en apercevra si l'on compare ce récit angoissé au Château de Kafka.

Strindberg, avec ses drames naturalistes ou paranaturalistes (nous songeons à La Danse de mort, qui fit en France une si forte impression), a fait surgir tout un théâtre cruel, tandis que ses "drames de rêve", qui paraissent anticiper sur les théories de Sigmund Freud, ont hanté poètes et dramaturges un peu partout dans le monde, en Allemagne au temps de Franz Werfel, en France avec Henri-René Lenormand, J. V. Pellerin et Charles Gantillon; en Italie, Luigi Pirandello se situe, lui aussi, dans le prolongement de Strindberg; enfin il ne faut pas oublier les États-Unis où Eugene O'Neill se proclamait ouvertement le disciple du grand Suédois. Alors que, avec son "théâtre d'idées", Henrik Ibsen représente, dans l'art dramatique, l'équilibre, le mécanisme, la psychologie classique qui explique chaque personnage par ses antécédents et qui motive chaque acte de façon à nous satisfaire autant qu'il est possible, Strindberg inaugure un théâtre grinçant et désarticulé qui nous fait découvrir, par de brusques éclairs, des profondeurs abyssales: le théâtre de Strindberg, c'est le théâtre d'aujourd'hui et de demain, image inquiétante d'un monde qui croit frôler à chaque instant la catastrophe et qui cherche péniblement à retrouver l'équilibre perdu.

Maurice Gravier,

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Paris, jeudi 28 mars 2024