Il est mort à trente-sept ans, au sommet de cette courbe que dessine la vie. On évoque Mozart, Van Gogh, Rimbaud, Modigliani, Apollinaire. Mais si le travail, la misère, l'alcool ou la guerre ont usé prématurément ces génies, Gérard Philipe a disparu en pleine force, en pleine gloire. Il était de ces hommes dont le destin n'est pas d'épouser le rythme qui conduit de l'éblouissement de la jeunesse aux amertumes du déclin. Il était la jeunesse. Est-ce pour cela qu'il devait s'effacer brusquement, comme s'il voulait laisser de lui une image idélébile, et non celles que la vie superpose en nos successives apparences ?
On pense au mot que Jean Renoir fait dire — dans Le Fleuve — à l'un de ses personnages à propos de la mort de Bogey: "Il s'est échappé...".
Il est né le 4 décembre 1922, à 11 heures, villa "Les Cynanthes", chemin du Petit-Juas, à Cannes, et non, comme on l'écrit généralement, 14, rue Venizelos. Cette dernière adresse est celle de l'immeuble où son père, Marcel Philip avait un cabinet de contentieux et où la famille vécut ensuite dans un appartement du quatrième étage.
En octobre 1928, comme son frère Jean, son aîné d'un an, Gérard est mis en pension chez les Frères Marianistes, au collège Stanislas. Mais après une pleurite qui lui laisse les poumons fragiles, il quitte l'internat de Cannes pour celui de l'Institution Montaigne, de Vence, où l'air est meilleur.
"C'était un enfant sage et beau, écrira sa mère, avec des boucles blondes très pâles". Dès ce moment, Mme Philip — que ses enfants et ses amis appellent "Minou" — tient une place privilégiée dans la vie de ses fils. Elle est leur confidente et restera leur amie. Gégé (c'est le diminutif de Gérard) rêve d'être médecin colonial, moins pour être médecin, peut-on croire, que pour aller aux colonies. La mer parle volontiers aux rêveurs, de terres lointaines. Gérard est attentif, souvent silencieux.
Ayant repris ses cours au collège Stanislas, cette fois comme externe, il obtient, en juin 1939, son premier bac. Dans une "Confession" qui n'est sans doute qu'un conte, une "imagination" poétique et cruelle, Gérard Philipe évoque les souvenirs de sa jeunesse cannoise.
"J'allais me promener seul aux îles de Lérins. J'adorais, quand le crépuscule tombait, rôder dans le vieux château-fort où fut enfermé le Masque de Fer... Le vieux gardien, à force de me voir, avait fini par me prendre en affection, et ses récits pleins d'évasion et de mystère sur les "hôtes" célèbres, qu'au cours des siècles, avait abrité la forteresse, n'étaient pas faits pour dissiper mes hallucinations."
Les livres, le cirque sont pour lui d'autres passions. En juin 1940, alors que la France envahie reflue vers le Sud, il passe avec succès son bac de philo. Mais en octobre, la famille quitte Cannes, M. Philip ayant repris à Grasse la direction de l'Hôtel du Parc, et il fait inscrire Gérard à l'École de Droit de Nice.
Le pays s'installe dans la guerre. Sur la Côte d'Azur, devenue la "Zone Sud", on organise des galas de bienfaisance. Au cours de l'un d'eux, qui a lieu à l'Hôtel du Parc, au bénéfice de la Croix-Rouge, Gérard Philip participe à la représentation en disant une fable de Franc-Nohain, Le Poisson Rouge. Ce premier contact avec ce qui deviendra, pour lui, le public, plaît à l'étudiant, et Suzanne Devoyod, une ancienne actrice du Théâtre Français, qui a organisé la soirée, l'encourage à s'orienter vers une carrière dont il rêve déjà, déclarant qu'elle voit en lui "l'étoffe d'un grand comédien".
"Ne dites pas de bêtises", répond le père aux confidences de sa femme. Mais, dès lors, la complicité qui lie Minou à Gégé va jouer en faveur de cette vocation, tandis que, pour répondre aux voeux du père, Gérard poursuit ses études à Nice.
Mme Philip est connue dans un cercle local pour sa science chiromancienne. Des amis de Grasse parlent d'elle à la femme de Marc Allégret qui s'est "replié" à Nice pour tenter d'y reprendre sa carrière. On connaît la réputation de "découvreur de talents" du cinéaste. Il accepte de faire passer une audition au jeune homme et lui demande d'apprendre une scène d'Etienne, de Jacques Deval. Marc Allégret est frappé par une sorte de "violence retenue" dans le jeu du candidat. Il l'envoie travailler avec son ancien assistant, Jean Huet, qui a monté un cours d'art dramatique à Nice. C'est une scène de Britannicus que le débutant choisit alors. "Pour mieux exprimer la fureur de Néron, l'apprenti comédien brise une chaise, casse deux carreaux, se roule par terre et termine son audition avec un veston en lambeaux".
Il en fallait moins pour révéler un tempérament et convaincre le professeur des dons de son nouvel élève. Cette même année 1941, Gérard prend part à une émission de Radio-Nice, "La Chance aux Débutants", en chantant La Sainte-Catherine, de Charles Trénet.
Les cours dramatiques se substituent peu à peu aux études de Droit. Marc Allégret n'a pas lâché son poulain. Il le présente au cours de Jean Wall à Cannes et commence à lui faire répéter le rôle qu'il voudrait lui confier pour une adaptation du Blé en herbe, de Colette, dont une autre inconnue, Danièle Girard — qui devait devenir Danièle Delorme — sera l'héroïne.
Il y a, sur la Côte, beaucoup d'espoirs et de projets qui ont peine (c'est toujours la guerre) à se concrétiser. Le Blé en Herbe n'aboutit pas. Gérard Philip hante les studios de Nice. Il se lie d'amitié avec un camarade du cours Huet, Jacques Sigurd, qui lui présente une amie, Nicole Navaux. Il va voir Marcel Carné qui tourneLes Visiteurs du soir et le renvoie à Grémillon qui prépare Lumière d'été. Mais l'assistant, Serge Vallin — il sera un jour celui de Gérard Philipe — ne peut rien pour le candidat. Enfin, une audition pour Les Cadets de l'océan stupéfie l'aréopage... Mais le film est repoussé.
C'est alors que Claude Dauphin, à qui Marc Allégret a parlé de Gérard, le fait appeler au studio. Ce n'est pas pour tourner, mais pour lui proposer de jouer le rôle de Mick dans Une Grande Fille toute Simple, d'André Roussin, qu'il monte au Casino de Nice avec Madeleine Robinson en vedette. Gérard Philipe a dit plus tard ce qu'il devait à l'exemple de la grande comédienne: "C'est pendant cette époque que j'ai pris une des plus grandes leçons de ma vie d'artiste, une leçon pratique qui consistait à voir jouer chaque soir la merveilleuse Madeleine Robinson. C'est en l'observant, en l'écoutant que j'ai appris à distinguer la "sincérité vraie" de la "sincérité fausse". J'ai compris, grâce à Madeleine Robinson, ce que signifiait pour un comédien "s'identifier à son personnage".
C'était en décembre 1942. Gérard Philipe (il a ajouté un "e" à son nom) commençait sa carrière. Il n'était plus question de cours de Droit et, sans trop de difficultés, son père accepta une vocation qui s'appuyait sur des dons que l'on qualifiait déjà d'exceptionnels.
La pièce de Roussin fut créée ensuite à Cannes, puis la troupe partit en tournée en Zone Sud et en Suisse. Une seconde tournée avec Une Jeune Fille savait conduisit le jeune comédien — qui avait cette fois le premier rôle — dans plusieurs villes et notamment à Lyon où le décorateur et metteur en scène Douking le remarqua et lui conseilla de venir le voir à Paris. Quarante jours à travers les provinces de la Zone Sud... Trains bondés, hôtels médiocres, nourriture végétarienne... Mais déjà, la gentillesse et la bonne humeur de Gérard Philipe font la joie de ses camarades.
Marc Allégret, cependant, n'oubliait pas son protégé. Premier contact avec la caméra dans une silhouette du film La Boîte aux rêves qu'Yves Allégret, le frère de Marc, tourne avec Viviane Romance à Nice, et bientôt un rôle bref dans Les petites du quai aux fleurs, qui marquait les débuts d'autres jeunes: Danièle Delorme, Simone Sylvestre, Colette Richard.
Gérard vit à Nice avec Jacques Sigurd et Jacques Dynam dans un petit appartement où Danièle Delorme et Colette Richard font la cuisine. Mais il pense maintenant à Paris. Cet été-là, la famille gagne la capitale où le père prend la direction du "Paradis-Hôtel", rue de Paradis, qui sera bientôt le refuge des transfuges niçois auxquels se joignent Serge Reggiani, Simone Signoret, Yves Allégret, Janine Darcey.
Gérard espère jouer aux Bouffes-Parisiens une pièce de Dorin; le projet échoue. Douking, retrouvé par hasard, présente le comédien à Jacques Hébertot qui lui offre le petit rôle du jardinier, mais après l'avoir entendu et sur le conseil d'Edwige Feuillère, il lui confie celui de l'Ange, dans Sodome et Gomorrhe, de Jean Giraudoux.
Ces dons qu'on reconnaît en lui, Gérard comprend pourtant qu'ils ne suffisent pas. En octobre, il se présente à l'examen d'entrée au Conservatoire National de la rue de Madrid; il est reçu dans la classe de Denis d'Inès dont il n'apprécie guère l'enseignement. L'année suivante, il sera l'élève de Georges Le Roy a qui il vouera une fidèle reconnaissance.
En juin 1944, Gérard Philipe n'obtient qu'un second prix de comédie dans une scène de Musset. Il joue alors Federico au Théâtre des Mathurins où il a pour partenaire une admirable comédienne qui tiendra une grande place dans sa vie: Maria Casarès.
Mais le temps n'est plus au théâtre. Au cours de la Libération de Paris, avec son ami Jacques Sigurd, le jeune comédien se rend à l'Hôtel de Ville pour se joindre au groupe FFI que dirige Roger Stéphane. Puis, la capitale libérée, il reprend son métier.
Alors qu'il jouait Federico, Gérard Philipe reçut une proposition de Georges Lacombe pour interpréter Le Pays sans étoiles aux côtés de Jany Holt et de Pierre Brasseur. Le film, retardé par les événements, sera tourné l'année suivante.
Gérard Philipe — que des divergences politiques ont éloigné de son père — s'est installé avec son inséparable Jacques Sigurd et Marcelle Arnold, 7, rue du Dragon, à Saint-Germain-des-Près, dans un appartement que leur cèdent Yves Allégret et Simone Signoret. Ils ont pour voisin et ami Alain Resnais qui s'essaie dans des courts métrages en 16 mm. Et Gérard accepte tout naturellement d'interpréter l'un d'eux: Schema d'une identification, où il incarne un viveur auprès de François Chaumette.
Cette petite bande "en marge" n'aura guère d'audience, mais simultanément, en cette même saison 1945-1946 — il n'a que 23 ans ! — Gérard Philipe trouve les deux rôles qui vont l'imposer soudainement au théâtre et au cinéma. Il ne lui a fallu que quelques années, non seulement pour se faire apprécier, mais pour prendre les meilleures places comme le nouvel élève qui arrive dans une classe inconnue et que les anciens regardent avec stupeur décrocher tous les premiers prix. C'est qu'à défaut d'expérience, il possède le don intuitif qui fait les grands acteurs par les moyens les plus simples, le privilège de s'identifier au personnage par une sorte d'adhésion naturelle à travers laquelle ne transparaît ni l'effort, ni la composition. Et il sait lui-même ce qu'il peut.
Quand il apprend que Jacques Hébertot va monter le Caligula d'Albert Camus, il sent que le rôle est pour lui. Hébertot le trouve trop jeune; le rôle d'ailleurs est déjà distribué, c'est Henri Rollan qui le tiendra. Mais Rollan est victime d'une insolation en Afrique et ne sera pas rétabli à temps. Gérard Philipe va trouver Albert Camus et s'en fait un allié. Il sera Caligula. La pièce est un triomphe pour l'interprète. Dans le Paris de l'après-guerre qui se remet à vivre, un grand acteur est né. "Dans Caligula, fou de lucidité, implorant la lune, brisant le miroir, Gérard Philipe souleva la salle", écrit Morvan-Lebesque.
Dans le même temps, tournant le jour, jouant le soir, il est, au studio, le prince Muichkine de L'Idiot qu'il rêvait aussi d'incarner et que Georges Lampin réalise d'après le roman de Dostoïevski. Le film sort, à propos duquel Jacques Doniol-Valcroze, alors critique, peut écrire: "La vedette — n'en déplaise au générique — c'est Gérard Philipe. Il y a lui... et les autres".
Mais cette double tâche a épuisé le jeune homme. Après le tournage de L'Idiot, il doit prendre en avril quelques semaines de repos. Et cette année 1946, qui marque le vrai début de sa carrière, va déterminer aussi le tournant de sa vie privée.
Son ami Jacques Sigurd lui propose de l'accompagner en montagne, à Guchen, un village de la vallée d'Aure où lui-même est invité par son amie niçoise Nicole qui connaît déjà Gérard. La jeune fille est devenue Mme Fourcade, la femme d'un sinologue alors en mission officielle à Nankin. Elle doit, quelques semaines plus tard, l'aller rejoindre, ce qui lui permettra d'accomplir au retour un véritable exploit en refaisant, par ses propres moyens, le parcours qui avait été celui de Marco Polo, de la Chine aux Indes, par les hauts-plateaux du Tibet, l'Himalaya et le Cachemire. La voyageuse a relaté ce périple dans un ouvrage intitulé Caravanes d'Asie.
Deux ans et demi d'absence ne feront oublier, ni à Gérard, ni à Nicole, ce printemps des Pyrénées. Rentrée d'Asie en septembre 1948, Anne-Marie Nicole Fourcade deviendra, après son divorce, quelques années plus tard — le 29 novembre 1951 — Mme Anne Philipe.
Alors qu'il parcourt les sentiers de la montagne avec la jeune femme, un télégramme rejoint Gérard à Guchen. Le producteur Paul Graetz lui propose d'interpréter Le Diable au corps que Claude Autant-Lara va tourner d'après le roman de Raymond Radiguet. Gérard hésite: il se trouve trop âgé pour incarner ce collégien en mal d'amour. Nicole le convainc d'accepter.
Quand il rentre à Paris, Gérard s'installe avec sa mère dans un petit appartement, 22, rue de Tocqueville. Il ne tournera le film qu'à l'automne. Déjà, des difficultés surgissent, que suivront des polémiques. La censure juge le film immoral. Jean Cocteau, d'abord réticent, déclarera plus tard: "Le fait que le film soulève les mêmes scandales que le roman est encore un éloge à mes yeux".
Le Diable au corps est présenté au "Festival Mondial du Film et des Beaux-Arts" de Bruxelles où éclate un nouvel incident: l'ambassadeur quitte la salle au cours de la projection de ce film qui représente officiellement notre pays. Mais c'est un nouveau triomphe pour le comédien qui obtient le Prix de la Meilleure Interprétation Masculine, et reçoit bientôt de Hollywood des propositions qu'il refuse.
Au printemps 1947, Gérard Philipe rejoint à Rome l'équipe de Christian-Jaque qui a déjà commencé La Chartreuse de Parme. Les premiers rapports sont assez distants, sinon difficiles. La confiance viendra, puis l'amitié, aidées peut-être par la découverte de l'Italie, la présence de Maria Casarès, la conscience du personnage. Près de six mois de tournage dans les rues et les palais de Rome, dans les sites d'Italie d'un été torride.
Quelque temps avant le départ, Georges Vitaly a présenté Henri Pichette au jeune comédien. L'écrivain a lu quelques pages de son oeuvre dramatique, Les Epiphanies, à Gérard Philipe. Il lui fait parvenir la suite à Rome. C'est un poème lyrique qui veut introduire un nouveau langage au théâtre. Gérard Philipe et Maria Casarès sont décidés à le jouer. Et parce que le directeur du théâtre Edouard-VII se récuse devant la difficulté de l'oeuvre et son délire verbal, Gérard Philipe prend sur lui de louer la petite salle des Noctambules au Quartier latin pour y monter la pièce. Ce jeune comédien semble parfois vouloir volontairement déconcerter le public qui l'adopte, pour ne pas devenir sa victime.
Tandis qu'il joue Les Epiphanies le soir, il répète le jour KMX Labrador, une comédie-vaudeville de Jacques Deval. "Je joue le premier parce que ça m'intéresse. Je joue le second parce que ça m'amuse", dit-il alors. Si la pièce de Jacques Deval est peu goûtée, l'interprète reçoit tous les éloges: "Un très, très grand artiste de fantaisie" (Léon Treich); "Plus qu'un tempérament, un esprit" ("Carrefour"), mais Gabriel Marcel déplore de voir l'acteur "se galvauder ainsi".
Ce qui n'empêchera pas Gérard Philipe, après le thème désespéré d'Une si jolie petite plage, de se lancer avec Jacques Sigurd dans l'aventure d'une comédie burlesque qui sera manquée. C'est parce qu'on voit en lui le héros romantique par excellence, du lycéen de Radiguet aux séducteurs de Stendhal, que Gérard Philipe, à plusieurs reprises, jette ces ponts vers le comique pour lequel il n'est pas fait, même si la fantaisie lui sied. Mais il préfère l'erreur à l'esclavage. Et peut-être sa carrière a-t-elle besoin de ces chutes pour affirmer sa liberté ?
Les premières étapes sont toujours les plus difficiles; ce sont aussi les plus importantes. Elles ne déterminent pas seulement l'orientation d'un métier; elles forment un caractère. A 25 ans, Gérard Philipe a tout ce qu'un homme peut espérer: les dons naturels, l'aisance, le charme, le succès, l'argent, s'il le désire. Il use des uns et des autres, dans la mesure, justement, où il le désire. Et, parce qu'il s'est fixé des buts, il ne se laissera pas entraîner par ce flot de la réussite qui emporte tant de promesses vers la faillite. "On tremble à l'idée que l'on pourrait nous gâcher un tel talent", écrivait encore Doniol-Valcroze au lendemain de L'Idiot.
Dès ce moment, Gérard Philipe refuse d'être à la merci d'une carrière. Il dirige la sienne. Il la dirigera toujours, avec attention, avec scrupule. Ce qui ne l'empêchera pas de se tromper. Il fera des erreurs. Il subira des échecs dont il assumera la responsabilité et qui ont pour cause, sans doute, le souci constant de ne pas se laisser enfermer dans un genre, ni même de se laisser prendre par un mythe. Devant ce qu'on lui propose, il est souvent méfiant; devant ceux qui le sollicitent, il est souvent rétif, hostile. Quand il veut quelque chose, il ne craint pas l'effort pour parvenir à l'obtenir; il sait prendre des risques aussi bien moraux que matériels.
Ses premières rencontres avec Jean Vilar et avec René Clair s'achèvent, l'une et l'autre, sur un refus et un éclat. Ils deviendront pourtant ses meilleurs amis. Pour imposer le talent qu'il reconnaît à son ami Jacques Sigurd, il usera de son poids de vedette pour convaincre les producteurs de lui faire confiance. Pour faire jouer Henri Pichette, il louera lui-même un théâtre.
Au début de sa carrière surtout, il a des idées arrêtées que sa réussite lui permet d'affirmer. Il refuse Rodrigue et Corneille à Jean Vilar, comme il refuse Faust à René Clair. Il est plus attiré vers ce qui est neuf que vers les valeurs consacrées. Souci d'indépendance qui est le trait de la jeunesse. Après cela, il réfléchit. Il repousse Le Cid en 1948; en 1950, il le sollicite. Et, parce que Faust rompt le pacte, il sera l'interprète de René Clair. Sur son lit de mort, il relira Eschyle.
Nous reviendrons plus loin sur l'art de Gérard Philipe. Son talent reconnu, il partage son temps — un temps trop court pour les offres qu'on lui fait et pour son appétit — entre la scène et le studio. En 1948, il tourne Une si jolie petite plage, puis Monsieur Pégase, géomètre, qui deviendra Tous les chemins mènent à Rome.
L'année suivante, ce sera, sur scène, Le Figurant de la gaieté, un rôle à transformations dans une comédie d'Alfred Savoir, puis, de nouveau, à Rome en studio, La Beauté du Diable, sous la direction de René Clair. Gérard Philipe va-t-il faire une carrière à succès sur les scènes des deux rives qui le réclament également, et sur les écrans du monde, passant, ici et là, du plaisant au sévère ?
Il habite toujours avec sa mère le petit trois-pièces de la rue de Tocqueville A Rome, l'atmosphère est tendue. L'équipe — c'est le moins qu'on puisse dire — manque de cohésion. Gérard Philipe est mal à l'aise. Et puis, un jour, il présente à René Clair et à sa femme, Anne, "sa fiancée". Dès lors, la mutuelle réserve entre le réalisateur et son interprète va faire place à l'amitié.
Nicole Fourcade est rentrée d'Extrême-Orient depuis un an. C'est une nouvelle étape qui commence dans la vie de Gérard Philipe. Minou, la mère attentive dont les confidences laissent percer le caractère romanesque, la fée des imaginations, cède, non sans amertume, la place à Anne, la femme des réalités. Claude Roy, qui fut leur ami, écrit dans son ouvrage: "Il avait trouvé en celle à qui il avait donné un prénom de son choix, Anne, un être avec qui il désirait vivre. Vivre, c'est-à-dire affronter ensemble les petites questions de chaque jour et les grands problèmes du travail et de la carrière. Elle fut son grand amour et sa solide amie, sa complice et sa compagne".
On peut penser qu'elle a dès ce moment, une grande influence sur révolution du caractère de ce grand garçon rieur, et aussi sur l'orientation de sa carrière. Il abandonnera certaines facilités auxquelles il se serait peut-être laissé prendre par jeu, pour aller vers l'essentiel, fixer ses aspirations. Au retour de Rome, il achète un appartement à Neuilly, 45, boulevard d'Inkermann, pour y vivre avec Anne. La mère se retrouve seule dans le logement de la rue de Tocqueville, hostile pour le moment à l'union de son fils. Le père a dû s'exiler en Espagne après la Libération. Jean, le frère vit à l'étranger. Il gérera plus tard une propriété de Gérard dans l'Eure. Celui-ci, que guette la tuberculose, devra lui-même vers cette époque, passer plusieurs semaines au grand air.
Il y a, sous cette réussite du jeune comédien, bien des drames dont il ne dit rien. Ce qui importe, c'est que Gérard Philipe fasse la carrière que mérite ce que beaucoup déjà appellent son génie d'acteur et qui n'attend sans doute que des circonstances favorables pour s'affirmer définitivement.
Gérard Philipe a déjà offert à l'écran le meilleur de lui-même. Il a été l'amoureux de Radiguet, le Fabrice de La Chartreuse de Parme, l'adolescent meurtri d'Une si jolie petite plage, et enfin un Faust romantique et subtil. Mais c'est au théâtre qu'il donnera sa pleine mesure.
Un soir de novembre 1950, il va frapper à la porte d'une loge de "L'Atelier" où Jean Vilar joue Henri IV. Le jeune comédien déclare qu'il est libre et qu'il aimerait travailler dans l'équipe du TNP. Gérard Philipe a refusé les propositions de Hollywood pour garder en France son indépendance. Il abandonne à jamais les fructueux cachets que pourraient lui offrir les théâtres de Paris. Il va revoir son vieux professeur Georges Le Roy et lui demande de l'aider à parfaire son métier pour affronter la tragédie classique. Pour 30.000 anciens francs par mois et 4.500 par représentation, Gérard Philipe va gagner son immortalité.
Avec Jean Vilar comme avec René Clair, mais plus intensément car le travail quotidien les lie désormais, l'amitié naît, faite de confiance réciproque, d'une égale volonté dans la tâche à accomplir pour les mêmes raisons, le même but.
Une amitié dure, parfois orageuse, totale, entre deux hommes de caractères complètement différents, l'un joyeux, frondeur, ouvert; l'autre fermé, secret, volontaire. Et qui, par là, se complètent admirablement. Jean Vilar a raconté comment fut trouvée la clé de ce Cid qui allait frapper le grand départ: dans un éclat de rire qui fait de la tragédie de Corneille, aussi, "une espagnolade", et la projette ainsi dans notre temps.
En huit ans. Gérard Philipe jouera 605 fois pour le TNP des rôles écrasants comme ceux du Cid, du Prince de Hombourg, de Lorenzaccio ou des silhouettes comme celle de cette courtisane qu'il s'amuse à camper dans La Calandria... 605 représentations qui, de l'immense scène du Palais de Chaillot — où une foule de jeunes applaudit chaque soir la guirlande des comédiens inclinés dans le même salut — va rayonner sur les théâtres de la périphérie parisienne, à Suresnes, à Gennevilliers, à Montrouge, à Saint-Denis, dans le prodigieux décor de la cour du Palais des Papes d'Avignon et, de là, à travers la province, puis à travers le monde, à Hambourg, à Berlin, à Milan, à Venise, à Varsovie, à New York. Six cent cinq représentations, mais combien de jours de travail acharné, d'efforts constants, inlassables, pour aller toujours plus avant dans l'expression de ces personnages que Gérard Philipe fait vivre au milieu de ses camarades, pour ce public qu'il a choisi et qui participe avec la même ferveur à cette communion qu'est le théâtre.
Gérard Philipe peut aller plus loin. Jean Vilar tombe malade alors que le TNP prépare Lorenzaccio dont Philipe est l'interprète. C'est à lui que le patron fait appel pour le remplacer. Il y aura des discussions entre les deux hommes, mais cette mise en scène c'est Philipe qui la signe et Jean Vilar lui rend un bel hommage dans un article dont nous reparlerons.
La même année 1952, Gérard Philipe montera encore au TNP Nucléa de son ami Pichette et La Nouvelle Mandragore, cela entre les rôles de cinéma qu'il parvient miraculeusement à insérer dans son activité théâtrale et qui prendront d'année en année toujours plus d'importance et de poids.
Après La Beauté du Diable, Gérard Philipe a tourné en 1950 avec le prestigieux Max Ophuls une curieuse silhouette d'officier viennois dans La Ronde; un sketch tragique avec son amie Danièle Delorme dans Souvenirs perdus de Christian-Jaque, et enfin, sur les pentes d'oliviers du pays niçois, l'aventure imaginaire de Juliette ou la Clé des songes, sous la direction de Marcel Carné.
Mais c'est dans le personnage de Fanfan la Tulipe, de Christian-Jaque, au cours de l'été 1951, que Gérard Philipe trouve un héros avec lequel il s'identifie à tel point, au moins par un côté de sa nature d'homme et de son talent de comédien, qu'à travers le monde, de Moscou à Pékin, et à Tokyo, il deviendra Fanfan Tulipan, Fanfan le Lotus ou le Samouraï du printemps !
En trois bonds, ferraillant, le sourire aux lèvres et l'ironie mordante, Gérard Philipe va gagner le coeur du monde. Cette heureuse conjonction d'éléments bien accordés: l'alacrité de Christian-Jaque, la verve de Henri Jeanson, le dynamisme de Gérard Philipe conduit à une réussite qui force toutes les barrières. Gérard Philipe a pris la première place, celle de cette vedette qu'il se refuse à être, et qu'en dépit des succès, il ne sera jamais, dans le sens péjoratif du terme.
Dans le flot des propositions et des projets, il choisit et reste fidèle à quelques réalisateurs avec lesquels il est en accord. Ce sera, avec René Clair, deux rôles de fantaisie, Les Belles de nuit et plus tard Les Grandes manoeuvres; avec Yves Allégret, deux rôles modernes de caractère dramatique, Les Orgueilleux et La meilleure part; avec Claude Autant-Lara, deux incarnations de personnages littéraires, Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et Le Joueur, de Dostoïevski.
Dans l'intervalle, il parvient encore à interpréter des films à sketches, notamment dans les fresques pseudo-historiques de Sacha Guitry et il trouve l'un de ses meilleurs rôles dans Monsieur Ripois, de René Clément, tourné à Londres en pleine rue, à l'insu des passants, selon une formule que la "nouvelle vague " reprendra cinq ou six ans plus tard.
Trop éloignés sans doute du coin de Paris qu'ils aiment, Gérard et Anne Philipe, mariés à Neuilly, abandonnent le boulevard d'Inkermann pour s'installer dans un appartement de la rue de Tournon. Ils auront bientôt un refuge campagnard, une grande maison à Cergy, au bord de l'Oise, qu'ils achètent en 1953 et dont l'aménagement fera la joie de leurs loisirs. Deux enfants naissent, qui, avec le fils que Nicole Fourcade avait eu de son premier mariage — animeront le foyer: Anne-Marie, née le 21 décembre 1954, Olivier, né le 9 février 1956. Pas plus que du mariage, la presse n'en aura écho. Seule la joie de Gérard Philipe dévoilera l'événement à son entourage.
Ces années 50 sont aussi celles des grands voyages. En avril 1953, accompagné de sa femme, Gérard Philipe arrive au Mexique pour tourner Les Orgueilleux. La même année, il joue avec le TNP à Hambourg, il tourne à Londres, puis à Rome et en fin septembre se trouve au Japon, toujours accompagné de sa femme, pour participer à la "Semaine du Cinéma français" organisée par "Unifrance-Film".
Deux ans plus tard, après avoir passé !a majeure partie de l'été en montagne pour La meilleure part — on tourne souvent à 2.500 mètres d'altitude sur le barrage d'Aussois, au-dessus de Modane — Gérard Philipe est de nouveau l'ambassadeur du film français, pour la première "Semaine du Cinéma français" en URSS A Moscou, à Leningrad, à Kiev, c'est un triomphe pour le comédien et ses camarades. Gérard Philipe peut mesurer l'ampleur de sa popularité.
Le succès de Fanfan la Tulipe dans le monde entier, le renom du TNP qui multiplie les tournées à l'étranger, les prises de position politique (en ce qui concerne les pays de l'Est) se conjuguent pour offrir au jeune acteur, non seulement l'admiration que mérite son talent, mais une sympathie spontanée, vibrante, profonde des publics les plus divers, et spécialement des publics jeunes qui voient en lui l'incarnation d'une sorte d'idéal, à la fois romantique et moderne, dont peut-être ils pressentent la fragilité.
On peut penser que ce prestige dont il jouit désormais, que sa position privilégiée contribuent alors à donner à Gérard Philipe la pleine conscience de ses responsabilités, aussi bien dans son métier qu'il place très haut, qu'en dehors de lui. L'attention qu'il porte à ses créations va s'élargir au-delà de son art. Il veut être l'interprète, non plus seulement des personnages qu'il accepte ou choisit, mais des pensées qu'il veut exprimer et des causes qu'il veut défendre. Si l'homme d'aujourd'hui est toujours l'adolescent rieur d'hier, il y a — plus secret, mais profond — un mûrissement qui oriente ses projets, détermine ses actes.
En 1952, la découverte de la légende flamande de Till Eulenspiegel lui apporte le personnage qui peut être son porte-parole. Le projet traînera, mais dans la pensée de Philipe, il est sans cesse présent. "Personne ne voulait le monter. Et j'y tenais beaucoup. Lorsqu'on a su que j'apportais des capitaux, j'ai trouvé immédiatement un co-producteur".
Ayant appris que la République Démocratique Allemande (RDA) avait proposé le même sujet à Joris Ivens, Georges Sadoul mit les deux hommes en rapport et ce fut ainsi que l'Allemagne de l'Est participa à la production de Till Eulenspiegel, Joris Ivens devant assurer conjointement avec Gérard Philipe la réalisation du film. En fait, les circonstances modifièrent cette intention première.
Les prises de vues commencèrent au début de l'année 1956. L'hiver étant trop doux cette année-là dans les Flandres, c'est en Suède, à 250 kilomètres au nord de Stockholm, sur le lac gelé de Siljan que furent tournés les premiers extérieurs. La réalisation se poursuivit en Belgique, près de Bruges, puis aux environs de Leipzig, et enfin au studio de la Victorine à Nice jusqu'au printemps.
Nous tenterons d'examiner plus loin les raisons d'un échec — sur le double plan artistique et financier — qui dut atteindre profondément Gérard Philipe, mais sous lequel il refusa de se laisser accabler. Il reprend alors sa carrière d'acteur de cinéma, son activité au TNP ayant marqué ces années-là un certain ralentissement.
D'avril 1955 à l'été 1958, il participe seulement au Festival d'Avignon de 1956. Il tourne Montparnasse 19, de Jean Becker, Pot-Bouille, de Julien Duvivier et reçoit de nombreuses propositions: de Duvivier encore pour un Germinal, d'Alexandre Astruc, d'Alain Resnais, de Roberto Rossellini, de Luchino Visconti.
De nouveaux voyages ont lieu: en Chine, où il était invité depuis deux ans et où il dira en français des poèmes à la Radio de Pékin, puis aux Etats-Unis, pour une tournée triomphale du TNP. Entre temps, il parvient à passer quelques vacances dans la propriété de Ramatuelle, avec Anne, ses enfants, de rares amis, et d'y retrouver le climat et les jeux de son enfance. Mais cette conscience des responsabilités que nous évoquions plus haut s'applique aussi dans un sens professionnel.
Gérard Philipe a été mis au courant des difficultés et des divergences qui se manifestent au Syndicat des Acteurs et des problèmes qu'il importe de résoudre. Il est sollicité d'apporter sa participation aux débats, puis de prendre les initiatives qui conduisent en septembre 1957 à une scission et à la création du "Comité National des Acteurs" dont il est élu président.
En attendant que le nouveau syndicat ait un local, Gérard Philipe installe un bureau provisoire dans son appartement de la rue de Tournon et avec une douzaine de camarades entreprend de rénover les structures. Il parvient l'année suivante à réunir les deux groupes en un seul syndicat dont il est à nouveau élu président.
Il reste à Gérard Philipe deux années à vivre. Deux années de magnifique activité sur cette double voie qu'il est parvenu à suivre sans céder d'un côté ou de l'autre à la facilité ou à la fatigue. Deux années qui marquent les retrouvailles avec le Musset de sa prime jeunesse. Il crée Les Caprices de Marianne en 1958 et l'année suivante On ne badine pas avec l'amour, dans une mise en scène qu'il a demandé à son ami René Clair d'assurer sur la scène de Chaillot. Au cinéma, il incarne Le Joueur, de Dostoïevski, puis à Megève et à Deauville, le héros moderne des Liaisons dangereuses.
En mars, il repart pour le Mexique où il sera l'interprète de Luis Bunuel dans La fièvre monte à El Pao. Les extérieurs sont tournés à Acapulco, les intérieurs, aux studios de Mexico. Deux mois au terme desquels Gérard Philipe rentre à Paris avec sa femme soudainement las. Ils s'arrêtent cependant à Cuba où ils sont reçus par Fidel Castro.
Quelques semaines de vacances à Ramatuelle ne parviennent pas à le remettre en bonne santé. Le 28 septembre 1959, la famille rejoint Cergy d'où le couple se rend à Stratford-sur-Avon pour voir Laurence Olivier jouer Shakespeare. Le dernier voyage est un voyage de théâtre.
Au retour, les médecins consultés croient à un abcès amibien consécutif au séjour mexicain. Une opération est décidée. Elle a lieu à la clinique des Bleuets par les soins du professeur Gaudard d'Allaines. Et c'est alors que le praticien décèle un cancer du foie dont l'issue ne laisse aucun espoir. Le malade peut cependant regagner l'appartement de la rue de Tournon. Anne Philipe a dit dans Le Temps d'un soupir ce qui furent ces jours.
Le 25 novembre 1959 au matin, dans un sommeil paisible, Gérard Philipe s'effaçait de la vie. Il repose dans le costume du Cid, au cimetière de Ramatuelle, près de la mer qui charma son enfance. Comme sur celle des frères Van Gogh à Auvers-sur-Oise, un tapis de lierre couvre sa tombe. Un laurier et un mimosa l'entourent de leur feuillage et de leur parfum.
En seize années, Gérard Philipe a tourné trente films; il a joué vingt pièces. Tel est le bilan d'une carrière que la mort a brutalement rompue. S'il est vrai qu'une mort précoce laisse à sa victime son plus brillant éclat, celle-ci pourtant nous a privés d'incarnations qui eussent, pour toute une génération, imposé son image à de grandes figures imaginaires ou légendaires.
Gérard Philipe voulait avoir l'âge de ses héros. Il se jugeait trop vieux pour jouer Le Grand Meaulnes et même pour l'objecteur de conscience que lui proposait Autant-Lara. Un soir, au TNP il fut pour la dernière fois le Cid. Il abandonnait ainsi les héros de sa jeunesse, mais dans l'avenir, combien d'autres l'attendaient ?
Le destin a refusé ces rencontres. Aussi bien les cinquante visages dont il nous a laissé l'image ou la voix, composent une galerie d'autant plus riche que ces visages s'opposent ou se complètent. Il faut le souligner en effet: ce comédien dont on a justement vanté le naturel, la spontanéité, a le plus souvent — et peut-être en un certain sens, toujours — joué des rôles de composition.
Ceux qui marquèrent son vrai départ, à l'écran et sur la scène, le jeune Russe de L'Idiot, au temps des tsars, l'empereur romain Caligula, l'un, toute la candeur d'une âme pure, l'autre, l'incarnation du mal, étaient des rôles de composition. Il les joua dans le même temps. Cette alternance, dit-il plus tard, l'aidait à maintenir un équilibre dans cet épuisant démarrage.
Ce parallélisme venant après un premier double début: l'Ange de Giraudoux et le personnage à double face du Pays sans étoile, apportait au jeune comédien, le contact avec un métier déterminé, ce que l'on pouvait appeler un apprentissage technique, mais plus encore, la possibilité d'exprimer simultanément les virtualités que faisait bouillonner en lui la puissance d'une nature exceptionnellement riche. Il semblerait alors que sa vocation — outre l'ambition de briller qu'il avoua et qui était aussi un moyen de se dépasser — fut en premier lieu dictée par le besoin d'explorer tous ses possibles et, dans la même soif de connaissance, mais par un mouvement inverse, d'aller à la rencontre de ces personnages qu'il devait incarner et de les révéler en se moulant en eux.
Au cours d'une interview il déclarait ceci, qu'il convient de retenir en premier lieu pour tenter de pénétrer ce que l'on peut nommer son génie de comédien: "Il n'y a pas de différence pour moi entre aucun des personnages que j'incarne, si ce n'est le travail à faire et le trajet à accomplir pour rejoindre leur âme. C'est cet effort qui est l'essentiel et le plus cher au coeur d'un acteur".
Partant de là, tout s'explique et surtout ce besoin de diversité qui caractérise sa carrière. Gérard Philipe se réalisait dans ses personnages. Il cherchait en eux à repousser toujours plus loin ses limites. D'où cette volonté si souvent affirmée de ne pas se laisser enfermer dans un "type" — fut-il le plus près de son esprit — de chercher, même en ce qui était le plus contraire à sa nature, de nouvelles dimensions, de nouveaux visages de lui-même. C'était là une autre forme de cette curiosité amusée qui dominait le caractère de l'homme.
A propos de sa création du Figurant de la Gaieté où il assumait un rôle à transformations, Morvan Lebesque parle de "la tentative d'un comédien qui se sent plusieurs...". Originellement, le goût de la comédie lui serait venu de ce pouvoir de sympathie, de cette attention aux autres, qui frappèrent tous ceux qui connurent Gérard Philipe et qui fit ce rayonnement dont sa personnalité est encore éclairée. La spontanéité, l'intuition pouvaient expliquer la merveilleuse aisance, la "présence", la justesse de ton d'un personnage qu'il eut pu être, comme celui de François du Diable au corps ou même comme Fabrice Del Dongo. Mais Caligula ou l'alcoolique des Orgueilleux ?
Le comédien s'installe alors au coeur d'une autre nature que la sienne et par mimétisme devient celui qu'il doit refléter, "compose" par l'imagination un personnage qui se fait proprement création et pour lequel les éléments extérieurs — la barbiche de L'Idiot ou le chapeau melon de Monsieur Ripois — ne sont exactement qu'accessoires, et toujours limités au minimum.
Si, au contraire, le personnage est lui-même tributaire de son aspect extérieur, de l'image qu'il impose à soi-même et aux autres — tel l'officier aristocratique de La Ronde — c'est par "le costume, le casque, les gants, la raideur du personnage", que l'acteur le recrée. Mais alors la composition reste superficielle, non parce que le comédien est en défaut, mais parce que le personnage lui-même est superficiel. "En tous les cas, dira Gérard Philipe, le personnage reste une projection intérieure à définir." Cette définition s'opère à la faveur d'une rencontre entre le personnage tel qu'il se présente à l'imagination du comédien et le pouvoir d'expression de celui-ci.
Mais parce que ce héros existe, il y a échange. Gérard Philipe ne conduit pas son personnage, il se laisse aussi conduire par lui, par l'image qu'il lui offre. Il y a donc une sorte de dédoublement comparable à celui dont parle Henri Bergson à propos de la "fausse reconnaissance": "On agit et pourtant on est agi."
Gérard Philipe a abordé son métier de plain-pied, sans étude préalable, sans réflexion profonde, par plaisir et par besoin. Ce n'est pas sans raison que l'on parle de jeu à propos du travail du comédien. Comme l'enfant, celui-ci anime une fiction et s'amuse de son jeu dans la mesure où il y croit.
Même quand il sera au sommet de son art, Gérard Philipe ne donnera jamais l'impression d'exercer un métier, mais d'accomplir une action, d'être celui qu'il incarne. Exactement comme l'enfant qui raye d'un mot le monde extérieur en déclarant: "On serait sur une île déserte..." et qui s'y trouve !
Dans les premiers temps de sa carrière, après de premières rencontres à Rome lors du tournage de La Chartreuse de Parme, j'étais allé interviewer Gérard Philipe aux "Noctambules", précisément sur ce problème des rapports de l'acteur avec ses personnages. Il me disait alors en substance: "Il y a dans la création d'un personnage une part d'instinct, quelque chose d'irrationnel qui est l'essentiel et dont pourtant il est difficile de parler. C'est une conception qui s'impose au comédien et qui vaut en premier lieu, hors de toute question d'intelligence ou de métier. Je n'aimerais pas que cet acteur réfléchisse. Le jeu n'est pas affaire de réflexion. Après plusieurs lectures du découpage, on se fait une idée du personnage, nette ou floue. Il serait bien alors de pouvoir discuter avec le metteur en scène pour faire admettre ou défendre cette idée. S'il s'agit d'un héros littéraire, s'impose d'abord l'impression première laissée par le souvenir des lectures passées. On reprend cette lecture au moment où les pourparlers sont en cours, c'est-à-dire avant la composition du scénario. On se trouve ensuite devant un scénario auquel ont travaillé diverses personnes dont chacune a, du personnage, une idée différente de la vôtre. Quand on accepte un rôle, il faut donc savoir jusqu'à quel point, l'on peut céder, ou si l'on entend imposer sa propre conception. Mais la confrontation ne s'opère généralement qu'au fur et à mesure que le personnage se crée."
Dans un entretien enregistré au cours d'un stage de la Fédération Française des Ciné-Clubs, en juillet 1955, et dont "Cinéma 56 publia d'importants fragments, Gérard Philipe a précisé sa conception de l'interprétation au cinéma et notamment de la collaboration qui peut — ou non — s'établir avec le metteur en scène.
Cette collaboration dépend en premier lieu de la méthode de travail du cinéaste. Qu'il s'agisse de René Clair dont le film est "absolument réalisé sur le papier", de Claude Autant-Lara qui "s'accroche au sujet" et le tourne vite, d'Yves Allégret qui, au cours des répétitions, étudie le mouvement avec ses interprètes, ou de René Clément enfin qui, du scénario au montage, bouscule son propre travail au point de faire à chaque fois trois films différents, l'apport du comédien ne peut être que de seconde main. Et Gérard Philipe conclut en disant: "Le metteur en scène a toujours raison. Ne serait-ce que parce qu'après le tournage, il tiendra le film en petits morceaux dans ses mains et qu'au montage, il est le seul maître."
Cette dépendance inhérente à l'expression cinématographique fait que l'acteur de cinéma, même s'il a conçu son personnage en parfait accord avec le cinéaste, ne peut jamais savoir ce qui résultera finalement de son jeu. "Il arrive que le film tel qu'il fut écrit, n'est pas celui qu'on retrouve au montage." Cette marge d'insécurité est le fait du cinéma. Elle fait partie de ses aléas. Et c'est pourquoi, si elle facilite la tâche de quelques-uns — dont la présence peut dispenser parfois du talent — elle laisse au vrai comédien une certaine insatisfaction, et par là, le désir et le besoin de mieux dominer cette création qu'il a conçue.
Gérard Philipe le confirmait en écrivant: "Je crois que la véritable fonction de l'acteur, c'est de jouer le plus souvent possible au théâtre. Ce qui ne veut pas dire que je n'aime pas le cinéma. Au contraire, je suis très attaché au métier d'acteur de cinéma. Mon espoir est de parvenir à jumeler étroitement les deux activités."
Il y parvint de la plus éclatante façon, mais la manière même dont il fut simultanément à la scène et sur l'écran, ses personnages, montre assez les divergences qu'imposent deux formes différentes de représentation. Une chose est de faire vivre les images d'un adolescent qui découvre l'amour; une autre est de recréer, sans le trahir, un personnage de tragédie, Rodrigue ou Richard II.
Quand Jean Vilar lui proposa de jouer Le Cid, Gérard Philipe éclata de rire. Il savait qu'il lui manquait alors une chose nécessaire à cette expression: le métier. Il accepta le rôle quand il sentit qu'il était mûr pour acquérir ce métier de tragédien et l'accomplir, non selon des données apprises, mais selon sa propre conception d'une incarnation scénique, c'est-à-dire d'une transposition qui n'a rien à voir avec la simple réalité. On a dit, et avec raison, que Gérard Philipe avait humanisé ses personnages de tragédie. Mais sans rien leur enlever — au contraire — de leur grandeur, sans abolir la distance qui les sépare de nous.
C'est à partir de 1951 — date à laquelle II commence à jouer au TNP — qu'à ce don inné qui lui était aussi naturel et aisé que sa respiration, s'ajoute (et non se substitue, comme il arrive chez d'autres) l'apport d'un métier étonnamment réfléchi, étudié. Et cet acquit va désormais donner à ses rôles de cinéma eux-mêmes, un poids, une densité qu'ils n'avaient pas auparavant. Sans les priver cependant de cette aisance, de cette vivacité qui triomphe dans Fanfan la Tulipe par exemple.
"Travailleur acharné, secret, méthodique, il se méfiait quotidiennement de ses dons." Et Jean Vilar, qui s'exprime ainsi, ajoutait dans un bref éloge, un an après sa mort: "J'ai parfois essayé d'analyser sa façon de jouer. Hors un ou deux principes de jeu, aisément décelables et auxquels il obéissait en permanence — la netteté de l'articulation et du timbre de la voix, par exemple — jamais je ne suis parvenu à découvrir de quoi était fait ce talent. On dira: la tenue, l'élégance, la grâce... A la vérité, il y avait en lui un talent plus profond, indécelable, enfoui dans la sensibilité, et ce "quelque chose" le rendait là émouvant, ici drôle. Il avait le génie de l'invention".
Le génie de l'invention: cela, tous ses directeurs et tous ses camarades, l'ont souligné. Cette invention constante lui venait de l'attention qu'il portait à ses personnages: "Il faut le voir étudier un rôle, chercher un personnage, écrit Jacques Sigurd, pour comprendre à quel point il aime son métier." Et quelle que soit la forme que prend ce métier, il l'adapte aux possibilités qu'elle offre, avec la même intelligence et la même sûreté: "L'acteur, se rendant compte tout à coup qu'il va jouer pour un cyclope qui se trouve à un mètre de lui, au lieu de jouer devant le monstre aux 2.900 paires d'yeux de Chaillot, modifie instantanément sa projection de jeu, son souffle et finalement son rythme".
Il n'est guère possible, dans cette brève étude, d'évoquer les cinquante figures que Gérard Philipe laisse à la postérité. Mais quelques remarques aideront peut-être à les situer. Chacune de ces créations s'impose par la justesse du "rendu" et cela, dès le début, aussi bien dans un héros symbolique comme celui de L'Idiot, que dans un rôle direct comme celui du Diable au corps, dont la projection, aujourd'hui, met si étonnamment en relief la vérité de son jeu comparativement à celui de ses camarades.
Toutes ses créations des premières années de La Chartreuse de Parme à Une si jolie petite plage, à Souvenirs perdus, à Juliette, à Belles de nuit, jouent en premier lieu sur cette élégance, cette grâce dont parle Jean Vilar et qui était profondément lui-même, c'est-à-dire qui ne lui imposait, semble-t-il, nul effort.
Déjà, le personnage multiple de La Beauté du Diable — le meilleur film de René Clair — demandait à son interprète l'autorité pathétique qu'il avait acquise à la scène. Mais ses meilleurs rôles seront, après cette première époque, ceux qui mettent en jeu des personnages qui lui sont foncièrement opposés par l'esprit ou le caractère. Faut-il rappeler le médecin déchu des Orgueilleux et l'admirable scène de la danse burlesque, le pitoyable Monsieur Ripois, le séducteur nostalgique des Grandes manoeuvres, l'ambitieux Julien Sorel du Rouge et le Noir et enfin le héros cynique des Liaisons dangereuses, de Vadim, qu'il joua avec une autorité subtile; un rôle pivot qui pouvait marquer un tournant de sa carrière à l'écran. Le masque se durcit et s'il traite en quelque sorte en parodie la comédie qu'il joue à Marianne, sa victime, on voit dans la belle scène de la bagarre avec Jean-Louis Trintignant, la puissance dramatique de l'acteur qui rejoint ici le tragédien de la scène.
Gérard Philipe est alors à la pleine maturité de ses dons, en pleine possession de son métier. Il apporte à ces "compositions intérieures", une force, un talent hors de pair. Et ces compositions sont comme des prolongements par lesquels il va au-delà de lui-même; il est vraiment, dans l'acception la plus noble du terme, "un comédien".
Si d'autres créations n'atteignent pas alors à la même réussite, c'est — justifiant ce que disait Gérard Philipe — que le film n'a pas été à la hauteur de son sujet, tels Pot-Bouille et Le Joueur. Parfois aussi, c'est parce que inversement à ce que nous venons de souligner, le personnage est trop proche, par la pensée, de celui qui l'incarne: l'espiègle Till, porte-parole de son animateur, ou l'ingénieur de La meilleure part.
Gérard Philipe semblait mal à l'aise dans une vérité quotidienne, fût-elle le plus conforme à son esprit. Il lui fallait, dans le bien ou dans le mal, la dimension du héros.
Gérard Philipe a dit, parlant du choix de ses créations, qu'il se décidait toujours en fonction, "non du rôle, mais du sujet". Il confirme, ailleurs: "On n'interprète pas un rôle, mais une pièce."
Ces remarques ouvrent une autre perspective sur le travail du comédien. Il s'insère dans un ensemble et ne saurait en aucun cas, se suffire à soi-même. C'est en fonction de ce tout que le rôle doit s'inscrire et c'est de ce tout qu'il dépend. Les meilleurs rôles de Gérard Philipe sont ceux des meilleurs films qu'il a interprétés. Sa création ne se détache jamais du film qu'elle sert; elle le soutient. Mais si le film est médiocre, elle s'éteint. L'interprétation de Gérard Philipe n'a pu sauver ni Pot-Bouille, ni La fièvre monte à El Pao et, curieusement, l'incertitude qui a présidé à l'élaboration de Montparnasse 19 rejaillit sur l'interprétation de Gérard Philipe qui ne fut pas (en dépit de certains bons moments) le Modigliani qu'on attendait.
Au théâtre, au contraire, nous l'avons vu pour Labrador, sa création se détache davantage; parce qu'elle est moins tributaire des contingences de la mise en scène, parce que le personnage est plus libre de dominer le sujet. Pour comprendre avec quelle attention Gérard Philipe étudiait à la fois son personnage et l'intrigue dont il était le héros, il faut lire un article comme celui qu'il donnait à Bref (le journal du TNP) sur ses interprétations de Musset.
Voici comment il définit l'Octave des Caprices: "C'est un homme qui cherche, si je puis dire, la pureté de cette débauche. Non comme le ferait Caligula à travers Albert Camus, par esprit de recherche, par exigence de pureté, non, c'est un homme pur, déjà, qui se perd dans une sorte de tristesse, à la fois vague et imprécise, où il retrouve son ami Coelio, lequel Coelio croit Octave heureux... Au fait, ce "bonheur" d'Octave est une forme de cette nostalgie romantique que la plupart de nos grands auteurs du XIXe siècle se sont appliqués à définir."
Quant à Perdican, il le situe ainsi dans le thème qu'il illustre: "Le conflit majeur de la pièce, qui oppose Camille à Perdican, laisse Rosette en marge , elle en recevra les éclats. Et des éclats meurtriers... Le comportement de Perdican est lui aussi très ordinaire. Mais ordinaire dans le jeu. Lui arrive-t-il d'être avec Rosette d'une assez perverse cruauté, qu'il doit cette cruauté à son amour pour Camille." Et il conclut . "Tous les personnages de On ne badine pas avec l'amour ont partie liée. Il faudra souligner cela dans le jeu."
Cette conscience de l'interdépendance des comédiens est la raison qui amenait Gérard Philipe à s'intéresser au jeu de ses partenaires. Tous ses camarades ont dit la part qu'il prenait à leur tâche, les conseils qu'il donnait aux moins expérimentés ou simplement l'exemple qu'il offrait, par son aisance et sa maîtrise.
Douking — qui fut l'un des premiers à le diriger sur scène, a écrit: "Gérard savait d'instinct discerner l'essentiel et garder la justesse de l'intention." Quant à René Clair, il avoue: "Ma première impression fut celle d'une virtuosité étonnante, et pour l'homme de métier, presque inquiétante."
Mais cette virtuosité, la facilité par laquelle elle s'exprimait n'était qu'apparence: "Le seul comédien que j'ai vu annoter son rôle sur le découpage", dit Marcel Carné. Travail de réflexion, mais qui savait aussi s'instruire d'exemples.
Dans l'entretien de Marly, Gérard Philipe a confié à Pierre Billard la profonde impression que fit sur lui le jeu des acteurs du théâtre japonais, ces paroxysmes vers lesquels il était lui-même tenté d'aller, comme dans la célèbre scène du désespoir du Prince de Hombourg ou à l'écran (avec la retenue qu'impose pourtant le grossissement de la caméra) la danse d'ivrogne des Orgueilleux.
Là encore, Gérard Philipe tendait à se dépasser, à aller sans cesse plus loin. Mais si le jeu était d'abord, pour Gérard Philipe comme pour tout créateur, la volonté de se réaliser, c'était aussi un message, une façon d'aller vers les autres. Il avait conscience du rôle social du comédien: "L'acteur quand il crée, est avec le public." Et il précisait dans un article de Bref: "Je pense que s'il y a différentes formes, différents niveaux de culture dans le public, il n'y a pas différentes formes d'esprit. Aussi tout le monde est-il appelé à être touché par les oeuvres de grande envergure, pour ne pas dire les chefs-d'oeuvre."
Mais qu'il s'agisse d'oeuvres nouvelles ou de films, quand le renom dont il jouit permet à l'acteur le choix de ses sujets, sa responsabilité précisément est engagée. Engagement à la fois vis-à-vis de l'auteur et vis-à-vis du public. Gérard Philipe a imposé Jacques Sigurd au cinéma, comme il a imposé Henri Pichette au théâtre. Le Rouge et le Noir s'est fait, a-t-il déclaré, parce que j'ai accepté de le tourner." La responsabilité s'étend alors jusqu'au fait de savoir s'il faut ou non adapter Stendhal.
Nous voici loin du rôle passif que l'on a souvent tendance à attribuer à celui que l'on nomme justement l'interprète. Gérard Philipe à tout instant déborde ce cadre, s'élance vers un autre plan. A propos de KMX Labrador, Jacques Deval raconte: "Il avait inventé lui-même un sketch muet de quelques minutes, où il était éblouissant. Et j'ai gardé la feuille sur laquelle il avait récrit la dernière scène de la pièce."
Françoise Spira, sa partenaire au TNP le voyait recréer la pièce "comme un puzzle que l'on monte". René Clair a dit comment, sur le plateau, il s'intéressait à tout, de la caméra au décor, et il confirmait, après lui avoir confié la direction de quelques scènes avec Nicole Besnard, dans La Beauté du Diable: "Qu'il ait lui-même les qualités d'un metteur en scène, c'est évident. Mais il a trop l'intelligence du métier pour s'imaginer qu'on peut tout faire sans rien apprendre." Retenons cette phrase.
Gérard Philipe, dès 1946, c'est-à-dire, sa carrière d'acteur à peine commencée, visait déjà la mise en scène. En juillet 1955, à Marly, il confirmait: "Je m'étais fixé l'âge de trente-cinq ans pour aborder la mise en scène, et j'espère y arriver, si les sujets que j'envisage s'avèrent de bons sujets... Entre temps, Joris Ivens me donne une grande chance, puisqu'il m'a demandé d'être à côté de lui pour la composition du scénario de Till Eulenspiegel et pour la direction des acteurs."
Mais déjà à cette époque, il avait réalisé ce voeu sur scène — ce qui est à coup sûr différent, mais non contradictoire. Dès sa seconde année au TNP, Jean Vilar souffrant n'avait pas craint de confier au jeune comédien le soin d'assurer la mise en scène de Lorenzaccio. Il lui rendait alors ce bel hommage: "Pendant soixante jours, j'ai regardé, du coin de l'oeil, agir ce garçon vif et autoritaire. Je l'ai entendu prendre cette voix de tête dont les sons doux cachent à peine la colère et l'irritation. Je l'ai vu, un peu tremblant, conduire ici et là une actrice rebelle, corriger sèchement une erreur. J'ai vu, au long des jours, ses traits se creuser, l'oeil briller de fatigue surmontée..."
Gérard Philipe devait encore mettre en scène à Chaillot, Nucléa, La Nouvelle Mandragore, Les Caprices de Marianne, et l'on a vu comment son jeu s'inspirait d'une conception générale de la pièce. Pour l'avoir constaté à l'écran dans les meilleurs films des cinéastes qu'il servait, Gérard Philipe avait compris "la nécessité du rythme": "C'est cette marche rigoureuse d'une oeuvre dramatique qu'il faudrait que je retrouve si je mets en scène au cinéma, imprimer un mouvement propre, essayer d'atteindre le style !".
Mais avant de parler d'un échec — celui de Till l'espiègle — que l'on a généralement et volontairement, évoqué trop brièvement — il convient de parler de l'homme. Car un voeu si ardemment et depuis si longtemps porté fut sans nul doute pour Gérard Philipe, tout autre chose que l'expérience prématurée à quoi l'on réduit la réalisation de ce film ambitieux.
Ceux qui l'ont connu, ceux qui l'ont aimé, ont dit ce que fut Gérard Philipe. Le gros ouvrage de Souvenirs et témoignages recueillis par Anne Philipe et présentés par Claude Roy, a révélé, au-delà de l'art du comédien, le caractère de l'homme, et même ce que fut sa vie auprès des siens, à Cergy, à Ramatuelle, tout ce qu'il avait tu de son vivant. Dès lors, appartient-il au biographe d'esquisser un portrait, au journaliste d'évoquer quelques souvenirs ? Peut-être dans la limite où ces notes peuvent être aussi un témoignage.
Gérard Philipe fut un jour le lauréat du "Prix Citron" décerné chaque année par des confrères bien parisiens à l'acteur le moins aimable envers les journalistes. Au cours de douze années de reportages, de 1945 à 1957, à Rome, à Modane, à Grasse, à Avignon, à Suresnes, à Paris, j'ai toujours trouvé auprès de Gérard Philipe le même accueil courtois, cette gentillesse qui était le trait le plus évident de sa personnalité. Une gentillesse qui recouvrait beaucoup de choses et qui était aussi et peut-être d'abord, une attitude. Mais une attitude n'est pas nécessairement feinte; chez Philipe on peut croire qu'elle était sincère. En fait, il s'agissait peut-être plus exactement de cette attention amusée qui le portait vers les autres, d'une curiosité avide de se satisfaire, et peut-être aussi, vite satisfaite.
Maria Casarès a donné de lui, dans le livre de Claude Roy, le portrait le plus juste et le plus subtil, sans doute parce qu'elle seule connaissait à la fois l'homme et le comédien: "Il fallait voir Gérard écouter en vue de plaire et de se plaire. Comme ces enfants intimidés et courtois qui semblent vouloir avant tout persuader leur interlocuteur de l'intérêt qu'ils lui portent, Gérard parfois trop occupé à paraître attentif, oubliait simplement d'entendre." Et elle ajoute: "Une sorte de bonne volonté à se mettre au niveau, d'où très vite, il décrochait..."
Sans cesser pourtant de sembler attentif, car il était capable assurément d'être à la fois là et ailleurs, de suivre un double cheminement de sa pensée, celle qu'il prêtait au sujet abordé et celle qu'il poursuivait en secret, au fond de lui-même. Ainsi, cette gentillesse était-elle aussi une défense, le rideau qu'il posait entre le monde et lui, et qui pouvait cacher "ce léger mépris, souvent souriant" que Christian-Jaque voyait chez lui.
Il était très ouvert en ce qui concernait son métier, qu'il s'agisse de parler de son travail ou de distribuer des autographes. On a pu lire qu'il craignait "d'être reconnu dans les rues"... Ce qui est faux. Il ne montrait, là non plus, aucune affectation; il connaissait sa valeur et tout autant sa popularité. De celle-ci, il était heureux et justement flatté.
Georges Sadoul a dit dans son ouvrage la ferveur de l'accueil qu'il reçut lors de ses voyages en URSS, au Japon et ailleurs. De l'attrait qu'il exerçait, il s'amusait aussi. Au cours d'un reportage que nous effectuions à Aix en Provence, parcourant les vieilles rues et le cours Mirabeau, Gérard Philipe n'eut de cesse que la gent lycéenne ne manifestât son émoi. Au déjeuner du Tholonet, il mit tant de malice à persécuter gentiment la serveuse, que la pauvre fille affolée dut se faire remplacer. Tout en lui était jeu.
D'où cette aisance avec les enfants que soulignent ses amis. Tel il était à Aix en 1956, tel je l'avais vu neuf ans plus tôt a Rome, s'amusant comme un gosse dans la cour du Palais Spada à se faire promener en chaise à porteurs.
Ce goût du jeu, au sens enfantin du terme — mais n'est-il pas le même quand il s'agit du comédien ? — est particulier aussi à Charlie Chaplin. Chez l'un et l'autre, on trouve un attrait marqué pour les farces, les blagues de collégien. Rien pourtant qui frise la vulgarité, qui autorise la familiarité. Quelque enthousiasme qu'il provoquât auprès des jeunes du TNP, des foules de Moscou ou de Tokyo, Gérard Philipe imposait le respect. Il n'était pas de ces idoles dont on déchire les vêtements. Il se refusait à devenir un mythe.
Et cependant, s'il suscite encore chez les jeunes une admiration profonde, c'est bien qu'il représentait à travers ses personnages, le symbole de la jeunesse, d'une jeunesse partagée entre ses nostalgies et ses aspirations. Gérard Philipe était à la frontière du romantisme d'hier et de la vérité d'aujourd'hui avec ses appétits, son cynisme parfois, avide de vivre, de se réaliser. Il était à la fois ses ambitions et ses faiblesses: Julien Sorel et Monsieur Ripois; ses enthousiasmes et ses échecs: Fanfan la Tulipe et Modigliani.
Il y avait aussi, bien sûr, sa séduction, car il était d'abord ce Fabrice Del Dongo que Stendhal peignait, comme s'il avait pu voir son interprète: "Cet homme est charmant; il a surtout cet air naïf et tendre et cet oeil souriant qui promettent tant de bonheur." Morvan Lebesque attribue à la pureté de sa pensée "la fascination qu'il exerçait", et l'auteur ajoute: "Lui qui ne croyait pas en Dieu croyait en la puissance et au triomphe final de toutes les vertus que les esprits religieux rapportent au principe divin."
Cet attrait qu'il suscitait par son physique, certes, mais aussi par sa façon d'être, cette attention à autrui dont nous avons parlé, cette séduction fut un des moyens dont il usa, comme de son talent, de son intelligence, de son autorité, pour parvenir là où il voulait aller. Et c'est bien par cette faculté de s'accomplir qu'il était, qu'il est encore aux yeux des jeunes, un idéal, faute de pouvoir être un modèle. Avant le lever de rideau, ou devant la caméra, Gérard Philipe était le même, apparemment, que dans les moments de détente, calme, tour à tour plaisant ou grave dans ses propos, avec cette pointe d'ironie, ce sourire à peine esquissé qui eut tant de charme pour ses admiratrices !
Gérard Philipe avait conscience de l'exemple qu'il offrait, comme il avait conscience de son succès. Mais au lieu d'y trouver matière à vanité, il y découvrait de nouvelles responsabilités. Responsabilité dans son métier, nous l'avons dit, par l'appui que sa position lui permettait vis-à-vis de ses camarades et même de ses auteurs. Responsabilité dans la conduite de sa vie, dans l'attitude qu'il adoptait, face aux problèmes qui le concernaient en tant que comédien et en tant qu'homme.
C'est par la conscience de ces responsabilités que Gérard Philipe accepta la présidence du Syndicat des Acteurs et qu'il apporta à sa tâche tant d'efficacité. Simone Renant, qui travailla alors a ses côtés, a souligné sa "ténacité inouïe" pour s'informer, se documenter, étudier les problèmes à résoudre.
Le sens des responsabilités, Gérard Philipe le puisait dans son attention aux êtres, aux choses, à la vie, dont on peut dire qu'elle a guidé la sienne. Parce qu'il savait aussi que c'était là la condition première de tout ennchissement; et il avait besoin de cette richesse pour s'exprimer.
Au cours de ses voyages, il s'attachait à tout, aux paysages, aux hommes, aux problèmes sociaux. C'est la sincérité de son regard sur les sociétés humaines qui orienta ses idées politiques. On dit "de gauche" les gens qui ont un sens social, c'est-à-dire qui ne s'accrochent pas aux privilèges don ils jouissent; ceux qui sont généreux de nature ou d'esprit. Gérard Philipe n'adhéra à aucun parti. Pour lui, la politique était surtout une question de morale. Il avait la discrétion de ses idées, comme il avait celle de sa vie privée. Il n'affichait ses opinions que lorsqu'il estimait utile de le faire.
Il savait, quand il le fallait, prendre position. Il signa "l'Appel de Stockholm" et fit partie du Comité National du Mouvement de la Paix; il fut délégué suppléant de Paris au Congrès Mondial de la Paix à Sheffield, en 1950. Mais il ne jetait pas à la tête du premier venu ses opinions personnelles. Comme l'écrivit François Mauriac au lendemain de sa mort: "En dépit de sa merveilleuse réussite, il ne demeurait pas indifférent à la souffrance des hommes."
Et l'on peut croire que sa réussite était même, à ses yeux, une raison plus impérieuse de travailler au mieux-être de ses semblables. Son intérêt se portait aussi intensément sur le passé que sur le présent, et singulièrement sur les oeuvres d'art qu'il nous a laissées. Mais là encore avec la même discrétion, on pourrait dire une ferveur secrète.
Léon Gischia relate comment il retrouva Gérard, seul, en contemplation devant les Carpaccio, dans la petite église perdue San Giorgio des Schiavoni à Venise. De même, le lendemain de son arrivée à Rome, en 1947, je rencontrais Gérard Philipe dans la basilique Saint-Pierre, pestant contre la coutume qui veut que l'on voile pendant la Semaine Sainte les effigies du Christ et, en l'occurrence, l'admirable Pieta de Michel-Ange.
Cette fois encore, Gérard Philipe était seul. Il n'avait pas besoin de témoin pour converser avec le génie. Georges Beaume, qui traça du comédien une pertinente esquisse, souligne un autre trait caractéristique de sa nature: "Quand il se consacre à une tâche, qu'elle soit menue ou importante, il la mène au bout avec la même constance."
Dans une série de reportages aux "sources de la peinture française", nous avions proposé à Gérard Philipe un pèlerinage "sur les pas de Cézanne", profitant de son séjour en Avignon. Venus de cette ville à Aix en Provence, dans une 4 CV de location qu'il pilotait à une allure folle, nous avions parcouru toute la ville et ses alentours, du Jas de Bouffan à la Montagne Sainte-Victoire. Le soir venu, notre tâche remplie, Gérard cherchait encore quels sites cézanniens nous pourrions découvrir ! Il s'était pris au jeu avec la passion qu'il apportait à tout ce qu'il faisait.
Ce fut au cours de ce Festival d'Avignon en 1956, que Gérard Philipe me parla de Till l'espiègle. Il en avait terminé les prises de vues quelques mois auparavant aux studios de la Victoire à Nice où je l'avais vu tourner avec Nicole Berger et Françoise Fabian. Et c'est parce qu'il me parla alors de son film pendant deux heures, avec tant de ferveur, tant de foi (ce sont les mots qui conviennent), qu'il me semble devoir terminer cette étude sur ce qui fut tout autre chose, dans la pensée de son auteur, qu'une expérience manquée, mais un grand rêve échoué par de mauvais courants et qui n'attendait sans doute qu'une houle favorable pour reprendre le large.
Ce que fut Gérard Philipe, ce qu'il fit et la façon dont il le fit, place son art au-delà de l'interprétation. S'il fut et voulait être un interprète, c'était dans ie sens d'une pensée, beaucoup plus que d'un personnage. Or, il avait trouvé en Till, ce héros de la légende flamande, le reflet de sa propre personnalité, un miroir qui lui renvoyait son image: fantaisie, générosité, espièglerie, le tout au service d'une cause juste. Fanfan la Tulipe, par son caractère, par sa réussite et par son succès, mettait Gérard Philipe sur la voie.
Nous avons dit son désir de faire de la mise en scène. Mais il savait aussi que tout métier — et celui-là surtout — exige une formation qui doit être acquise par un enseignement et surtout par la réflexion et l'expérience. D'où les limites qu'il s'était fixées pour aborder cette nouvelle étape. Quand le projet de Till lui vint à l'esprit, Gérard Philipe ne se jugeait pas mûr pour une telle tâche. C'est donc avec l'équipe de Fanfan qu'il pensa tout d'abord monter Till et ce fut à René Wheeler, l'un des scénaristes de Fanfan, qu'il demanda d'établir un premier scénario d'après le roman de Charles de Coster. Quand Ivens eut permis l'apport de la RDA. et que Philipe lui-même décida de contribuer à la commandite, il était convenu que Joris Ivens et Gérard Philipe assureraient ensemble la réalisation, le second s'occupant plus spécialement de la direction des acteurs.
La première difficulté était — comme toujours quand il s'agit d'une oeuvre littéraire — dans l'adaptation du sujet. Gérard Philipe me disait à ce propos: "Je me suis référé, d'une part, à l'Histoire des Flandres, d'autre part aux personnages de Coster. La première adaptation aurait donné un film de six heures. Il me fallut donc élaguer, tout en gardant l'esprit du sujet et en laissant subsister la notion du temps et celle du pays. Il me fallait surtout faire comprendre le mûrissement de Till devant les événements. L'espièglerie qui est dans son caractère devient, après la mort du père sur le bûcher, la conscience d'un devoir, le désir de tenir la promesse qu'il s'est faite de libérer son pays du joug étranger."
Gérard Philipe voulait mettre dans ce premier film à la fois sa fantaisie et sa philosophie politique. Pour Joris Ivens, réalisateur de grands reportages, c'était aussi le début d'une tâche nouvelle. Et très vite, il comprit combien le film dramatique s'écarte de la conception du film documentaire. Il demanda alors à Gérard Philipe d'assurer seul la mise en scène. Les circonstances amenaient celui-ci à ce qu'il voulait éviter: se lancer dans une entreprise difficile avant de se sentir prêt pour le faire.
Mais Gérard Philipe avait trop souci de son sujet, il le portait avec trop de foi depuis si longtemps et il était trop engagé pour reculer. Courageusement, il décida d'en assumer tous les risques. Il trouva autour de lui, dans une équipe qui le connaissait bien, l'appui nécessaire et il lui rendit hommage. Mais cet accord aussi était à acquérir. "Au début, me confiait-il alors, la nervosité du nouveau metteur en scène risquait de rompre l'harmonie du plateau."
Gérard Philipe apprit à se réserver, à attendre, à s'asseoir, à laisser aux choses le temps de se faire. "Quelle que soit la raison, la nervosité ne se justifie pas." "Comme je tenais le premier rôle, je gagnais en fait l'économie de direction du principal acteur. En ce sens donc, le fait d'être à la fois devant et derrière la caméra, est un avantage; en un autre sens, c'est un inconvénient, car on sent, en acteur, les autres rôles, d'où une tendance à manquer de patience pour les diriger. Là aussi, j'ai appris peu à peu à dominer ma nervosité."
Ce n'est pourtant pas en acteur que Gérard Philipe voyait son film, mais en cinéaste. D'où l'attention qu'il portait à la musique (pour laquelle il fit composer une "hymne de guerre"), au mouvement des scènes, au rythme. Il voulait une action très spectaculaire, coupée de "plages de silence". À la façon dont Gérard Philipe me parlait de son film, non seulement par la foi qui l'animait, mais par l'intelligence de sa conception, j'eus alors la conviction que Till Eulenspiegel serait un grand film, une sorte de chanson de geste, de poème, à la fois épique et populaire, tel qu'il le désirait et le voyait.
D'où vint l'échec, quand tout semblait réuni pour une réussite ? Car il est vain de prétendre que des circonstances extérieures furent cause de l'insuccès de Till. On voit bien dans ce film à coup sûr trop ambitieux pour un début, les intentions du réalisateur, leur transcription en une imagerie qui se veut, par l'expression et par l'esprit, à la Pieter Brueghel — sa truculence et sa couleur.
Mais il faut être Shakespeare pour allier avec bonheur le drame au burlesque, la fantaisie à l'émotion. Cet amalgame des genres est le principal défaut du film, les divergences se révélant plus nettement encore dans le jeu des interprètes, les uns jouant en farce, les autres en tragédie, une action qui, dès lors, ne peut accrocher l'attention du spectateur en dépit de la richesse des éléments mis en scène.
L'influence du théâtre s'accorde mal, elle aussi, avec le goût du mouvement, voire celui du western. C'est au niveau du scénario que commence la déficience; elle est aggravée par une certaine insistance, un montage trop lourd. Peut-être, Gérard Philipe a-t-il porté à son oeuvre trop de sérieux et s'est-il privé ainsi de sa spontanéité, de la liberté qui exige pour la réussite une part de désinvolture. Des intentions trop nettes ont joué là, comme elles le firent pour La meilleure part, qui fut aussi un échec. En éliminant du film le côté magique de la légende, la sorcellerie, les philtres, Gérard Philipe a-t-il fait une erreur ?
Et aussi dans le choix d'une légende nordique, pour lui, Provençal ? Till encore inédit, il pensait déjà à un film d'esprit méditerranéen: "J'ai pensé à la Grèce, mais la Provence aussi, c'est la Grèce."
L'échec de Till permet de mesurer l'injustice du destin. Gérard Philipe était en pleine maturité de sa carrière de comédien. Mais cette maturité était sur un autre plan, le seuil d'une expression plus ample, plus personnelle par laquelle il voulait s'accomplir et il se serait totalement accompli, s'il avait pu, comme il le désirait, renouveler l'expérience.
Non, la mort n'a jamais raison, même quand elle laisse au souvenir la plus séduisante image !
Pierre Leprohon,
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