Octave Mirbeau

Biographie
Octave Mirbeau
Octave Mirbeau

Le 16 février 1848, naissance à Trévières (Calvados) d'Octave-Marie-Henri Mirbeau. Son père, Ladislas-François, né à Rémalard (Orne) le 4 octobre 1815, est officier de santé (les officiers de santé avaient fait leurs études de médecine mais sans atteindre le grade de docteur en médecine; cette forme d'exercice de la profession fut supprimée en 1892). Sa mère, Eugénie Augustine Dubosq, née en 1825, est la fille du notaire de Trévières. Les deux familles comptent, parmi leurs ancêtres, de nombreux tabellions; le grand-père d'Octave Mirbeau, né en 1772, s'était du reste établi notaire à Rémalard dont il fut le maire de 1815 à 1830; il mourut peu avant la naissance d'Octave, le 25 janvier 1848, après avoir fait naître onze enfants de ses deux épouses successives. Sa deuxième épouse, grand-mère d'Octave, Louise Catherine Adélaïde Charpentier est née en 1786; elle était, comme son mari, originaire de Moutiers-au-Perche, commune proche de Rémalard.

Deux sœurs d'Octave naîtront de l'union de Ladislas-François Mirbeau et d'Augustine Dubosq: Marie, née à Trévières en 1846; Berthe, née à Rémalard en 1850.

1848

Une semaine après la naissance d'Octave, la monarchie de Juillet s'écroule et la IIe République est proclamée; le 10 décembre, Louis-Napoléon, neveu de Napoléon Ier est élu président de la République.

1849

En septembre, la famille Mirbeau regagne le terreau ancestral et s'établit à Rémalard.

1852

Louis-Napoléon se fait plébisciter, restaure l'Empire et devient le 2 décembre Empereur des Français sous le nom de Napoléon III.

1855

Le père d'Octave est élu conseiller municipal; il est monarchiste et catholique.

1859

Le 17 août, la grand-mère d'Octave meurt à Rémalard.

Le 12 octobre, Octave Mirbeau entre, pensionnaire, au Collège Saint-François-Xavier de Vannes, tenu par les jésuites. "Je n'ai jamais tant souffert qu'au collège de Vannes... où je fus élevé — si j'ose dire — élevé dans le plus parfait abrutissement, dans la superstition la plus lamentable et la plus grossière" ("Pétrisseurs d'âmes" dans Le Journal, 10 février 1901).

1860

Le palmarès du collège ne cite pas Mirbeau. Ses notes sont mauvaises.

1861

Toujours ignoré du palmarès. Ses notes sont déplorables.

1862

Miracle: le palmarès l'honore d'un 4e accessit de vers latins. Mais ses notes tombent au-dessous du tolérable.

1863

Le 9 juin, Mirbeau quitte le collège Saint-François-Xavier. Tout porte à croire qu'il en est expulsé. Dans son troisième roman "autobiographique", Sébastien Roch, son héros — où il a mis sans nul doute beaucoup de lui-même — est chassé du collège sous la fausse accusation de relations antinaturelles avec un de ses condisciples, alors qu'en fait il a été violé par un père jésuite qui, craignant ses révélations, le fait tomber dans un piège. Il est possible que Mirbeau fabule, comme c'est son droit de romancier. Assurément, son indiscipline et sa paresse depuis quatre ans, son incapacité — ou son refus — de recevoir l'enseignement des pères, expliqueraient à elles seules son renvoi.

1866

Le mauvais élève des jésuites obtient le 26 mai 1866, de l'académie de Caen, son diplôme de bachelier ès lettres.

Le 14 novembre, il est à Paris et s'inscrit à la faculté de droit, selon le vœu de son père qui accepte de le voir médecin ou avocat, mais absolument pas écrivain. L'officier de santé devient, cette année-là, adjoint au maire de Rémalard, toujours "brave homme" (disait-on) et toujours réactionnaire. "C'est une honnête femme, ta mère... Ton père aussi est un honnête homme... Eh bien, ce sont tout de même de tristes canailles, petit... comme tous les honnêtes gens" (L'Abbé Jules, second roman "autobiographique").

1868

Le 14 janvier, dernière inscription de Mirbeau aux cours de la faculté de droit qu'il n'a pratiquement pas suivis. Il se vantera d'avoir mené à Paris une vie de débauche, courant les brasseries et les filles, nouant de nombreuses liaisons; à Edmond de Goncourt il raconte qu'il s'est adonné, durant quatre mois sans désemparer (!), à l'opium.

Jules et Edmond de Goncourt prennent domicile au 53, boulevard Montmorency, à Auteuil.

1870

Le 20 juin, mort de Jules de Goncourt.

Le 19 juillet, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. Octave Mirbeau, qui s'était fait "remplacer" au moment du tirage au sort, s'engage aussitôt dans la garde mobile de l'Orne (4e bataillon, 4e compagnie). Il est sous-lieutenant le 31 juillet 1870 et participe à plusieurs combats.

Mac-Mahon défait à Sedan le 2 septembre, Napoléon III prisonnier, l'armée française capitule. Le 4 septembre, le Second Empire est remplacé par la IIIe République; le gouvernement de Défense nationale refuse la capitulation et décide la lutte à outrance à Paris et en province.

Le 27 septembre, Mirbeau est nommé lieutenant. Il se bat désespérément contre l'armée allemande, est entraîné dans la déroute. Il en concevra une haine de la guerre qui jamais ne se démentira; il commence à s'interroger sur la notion de patrie.

Le 14 décembre, malade, il quitte son bataillon cantonné à Fréteval (Loir-et-Cher) muni d'un billet du chirurgien qui l'évacue sur Le Mans. Les hôpitaux de cette ville étant encombrés, on l'expédie à Alençon où se tient le dépôt des Mobiles de l'Orne; il y arrive le 16 décembre.

Le 23 décembre, un congé de convalescence lui est accordé afin de se rendre dans sa famille. Son état de santé s'étant aggravé, il reste à Alençon où on l'hospitalise.

1871

Hospitalisé à Alençon le 2 janvier, il quitte l'hôpital sans billet de sortie, et se trouve à Flers le 17 janvier; faute de place, on ne peut l'y hospitaliser. Le 18 janvier, on le découvre à l'ambulance de Bagnoles. Le 28 janvier, l'armistice est signé entre la France et l'Allemagne; une Assemblée Nationale, élue le 8 février, siège à Bordeaux; le 17 février, Adolphe Thiers est nommé chef du pouvoir exécutif et installe son gouvernement à Versailles. Le 18 mars, Thiers ayant voulu désarmer la capitale, l'insurrection éclate; le gouvernement de la Commune est institué et entreprend la défense de Paris.

Le 21 mars, Mirbeau abandonne l'ambulance de Bagnoles et se dirige sur Tours où il espère rejoindre son bataillon. Le jour de son arrivée à Tours, son bataillon est licencié. Ce sont les faits tels que les rapporte Mirbeau pour s'innocenter de la grave accusation de désertion qui pèse sur lui. Une enquête a été ordonnée. La prévention durera vingt mois; ses camarades se détourneront de lui; il en souffrira beaucoup.

Le 21 mai, les troupes de Thiers entrent dans Paris; du 22 au 28 mai, c'est la "semaine sanglante"; 30000 Parisiens, 100000 peut-être tombent sous les balles des Versaillais.

Le père de Mirbeau devient conseiller d'arrondissement.

1872

De retour à Paris, Mirbeau fait ses débuts de journaliste à L'Illustration, et collabore régulièrement à un journal bonapartiste: L'Ordre, fondé par Dugué de la Fauconnerie; il y est chargé de la critique artistique et, dès son premier article, soulève l'indignation des lecteurs: n'a-t-il pas osé soutenir avec enthousiasme la peinture de Edouard Manet et de Paul Cézanne ! Dugué de la Fauconnerie, qui a décidément de la sympathie pour Mirbeau, se contente de le déplacer de la rubrique artistique à celle des théâtres. Sa collaboration à L'Ordre continuera jusqu'en 1875.

En septembre, le général de division consent à accepter la relation des aventures de Mirbeau pendant la guerre, y compris les lacunes; il est enfin lavé du soupçon de désertion.

1875

Le 19 avril, dans l'atelier du peintre Leloir, Mirbeau est l'un des acteurs de la pièce pornographique de Guy de Maupassant: À la feuille de rose, maison turque, devant un public choisi où l'on remarque Gustave Flaubert.

1876

Collaboration à L'Ariégeois par des articles politiques qu'il ne signe pas. Il semble qu'il veuille se préparer une carrière politique ou administrative. Ses opinions sont celles de son père: réactionnaires. Il fréquente chez Émile Zola à Médan (les "Soirées de Médan").

1877

Le 16 avril, il est l'un des organisateurs du dîner qu'on regarde comme l'acte fondateur du "naturalisme". Sont invités chez Trap, près de la gare Saint-Lazare, et honorés comme des maîtres Zola, Flaubert, Goncourt. Il y a là, auprès de Mirbeau, Joris-Karl Huysmans, Guy de Maupassant, Paul Alexis, Henri Céard, Léon Hennique. Le logis de Mirbeau est alors 4, rue de Laval (devenue rue Victor-Massé) dans le 9e arrondissement. Monarchiste légitimiste, fait maréchal d'Empire (le second) et duc de Magenta par Napoléon III, éternel vaincu de la guerre de 1870 (à Wissembourg, à Reichshoffen, à Sedan), puis nommé par Adolphe Thiers commandant de l'armée de Versailles qui assassina les Communards, Mac-Mahon a été élu en 1873 président de la République par la coalition conservatrice dite de l'Ordre moral. A la fin de 1876, la situation s'était renversée: les élections avaient été favorables aux républicains. Malgré cela, le 16 mai 1877, Mac-Mahon constitue un gouvernement royaliste minoritaire dirigé par le duc de Broglie et prononce la dissolution de la Chambre des députés. Rien là qui puisse déplaire à Mirbeau, au contraire. Et Mirbeau peut sans peine être l'homme de Mac-Mahon.

Dès le 27 mai, Mirbeau est nommé chef de cabinet du préfet de l'Ariège. On a insinué qu'il accéda même aux fonctions de sous-préfet de Saint-Girons; non, mais il y serait certainement parvenu — c'était là, après tout, une carrière normale — et plus haut encore sans doute, s'il en avait eu le temps, si Mac-Mahon n'avait dû en décembre se séparer de ses séides les plus voyants à la suite de la seconde victoire des républicains (octobre 1877).

1878

Revenu à Paris, Mirbeau tente de se consoler de la défaite de Mac-Mahon et de son propre échec dans une carrière administrative — et demain politique — qui s'annonçait brillante. Il donne libre cours à cette sexualité qui imprègne toute son œuvre: il additionne les aventures amoureuses jusqu'au jour où il devient l'amant d'une femme qui l'épuise, le ruine, le trompe. Pour conserver sa maîtresse, de plus en plus exigeante, il se lance dans de hardies spéculations boursières; il s'y montre habile et gagne jusqu'à 12000 francs-or par mois.

1879

L'or dont Mirbeau couvre son amie ne la garde pas des entreprises incessantes de ses galants, toujours plus nombreux et bien accueillis. Sur une dernière traîtrise qui le ridiculise, Mirbeau, enfin, s'enfuit. Il file en Bretagne, achète 7000 francs — que sa goule ne lui a pas raflés — un bateau de pêche sur lequel, pendant dix-huit mois, il joue au vieux loup de mer. Sa malheureuse passion sexuelle lui inspirera maintes pages de son premier roman: Le Calvaire.

1880

Apparemment guéri, il regagne Paris, reprend son métier de journaliste à La France, à Paris-Journal, au Gaulois (il y occupe même le poste de secrétaire du directeur, Arthur Meyer, et s'empresse, dit-on, de coucher avec la maîtresse de son patron): dans ses critiques d'art, il continue de défendre la peinture impressionniste.

Rencontre capitale: celle d'Alice Régnault, sœur de Jeanne-Julia Régnault, plus connue sous le nom de Julia Bartet, comédienne déjà célèbre, qui sera sociétaire de la Comédie-Française et l'une des interprètes les plus appréciées des héroïnes de Jean Racine. Alice Régnault se veut, elle aussi, comédienne, mais sa carrière a beaucoup moins d'éclat et s'achèvera du reste assez tôt, en 1880, au moment où Mirbeau fait sa connaissance. Alice est ce qu'on nomme en ce temps-là une petite théâtreuse, elle joue l'opérette aux Bouffes-Parisiens, aux Variétés, au Palais-Royal, au Gymnase, etc. Des petits rôles. Elle est belle; après un premier mariage, très jeune, qui la laisse veuve rapidement, elle collectionne les conquêtes et ne dédaigne pas les cadeaux; pour Goncourt, c'est une "cocotte". Une cocotte qui a réussi, qui est riche, mène un luxueux train de vie et habite un appartement somptueux avenue du Bois-de-Boulogne. Mirbeau l'aimera, l'aime dès qu'il la voit, devient presque aussitôt son amant. Jusqu'à la mort du romancier, et davantage encore après (nous le verrons), les amis de Mirbeau porteront sur elle des jugements mitigés, souvent ironiques, parfois sévères. Il n'empêche que le couple sera heureux, sans histoires, et qu'on prête a Alice Régnault des gestes d'une grande générosité.

1882

23 juin: dans un article du Bien Public, Ernest d'Hervilly informe du projet de fondation d'une Société des Goncourt, qui deviendra l'Académie Goncourt. Le 21 août, première collaboration de Mirbeau au Figaro avec un conte: La Chanson de Carmen, qui est aussi son premier conte publié.

Le 26 octobre, dans Le Figaro, un article de Mirbeau: "Le Comédien" provoque un scandale. Curieux article sous la plume de l'amant de la récente comédienne Alice Régnault, à moins que celle-ci, par dépit, ne le lui ait soufflé: "Le comédien, par la nature même de son métier, est un être inférieur et un réprouvé. Du moment où il monte sur les planches, il a fait l'abdication de sa qualité d'homme..." et tout le reste est de la même encre. La corporation des artistes dramatiques proteste avec violence. Le Figaro désavoue Mirbeau.

Le 31 octobre, l'assemblée générale des comédiens décide d'envoyer à tous les journaux une lettre par laquelle ils remercient tous leurs défenseurs et "expriment à M. Octave Mirbeau qui se dérobe après ses insultes, leur dédain et leur mépris". Le Ier novembre, Le Temps publie un article de Coquelin aîné, en réponse au "Comédien". Mirbeau écrit au rédacteur en chef du Figaro, lui rappelle qu'il lui avait porté sa démission, aussitôt après son désaveu par le journal, et que celle-ci avait été refusée. La lettre de Mirbeau n'est pas publiée: il quitte Le Figaro et diffuse immédiatement une brochure sur l'affaire, reprenant le texte de l'articie, et, pour faire bonne mesure, se bat en duel avec le rédacteur en chef Francis Magnard. Entre-temps (8 octobre) il a pu dans le journal saluer un écrivain qu'il tient en haute estime: le connétable des Lettres, Jules Barbey d'Aurevilly, qui "a passé à travers les choses et les hommes de son temps, incorruptible et farouche, bataillant comme un chevalier, la plume au poing, sans se soucier que le sang des blessures qu'il avait faites vînt rougir l'encre dont elle était armée". On dirait que Mirbeau peint son autoportrait.

1883

Le 21 juillet, premier numéro d'un pamphlet hebdomadaire: Les Grimaces, créé par Mirbeau (avec, entre autres, Alfred Capus et Paul Hervieu). Mirbeau en est le rédacteur en chef. Les bureaux de la revue sont au 35, boulevard des Capucines. D'entrée de jeu, Mirbeau donne le ton avec son Ode au choléra: "Je te salue, choléra !... Ta mission est sublime et tu dois accomplir de superbes besognes. Regarde, nous sommes abandonnés, nous n'avons plus que toi, tu es notre dernier sauveur. Viens !" Abandonnés, pourquoi ? parce qu'"un roi se meurt" (le comte de Chambord, prétendant au trône, dernier représentant de la branche aînée des Bourbons, devait en effet mourir peu après). La France qui a banni Dieu, insulté l'armée, etc., est déshonorée. Elle n'attend plus rien que du choléra: "Installe-toi ici... ô mon beau roi farouche, car c'est ici qu'est le grand rassemblement des pourritures et des crimes qu'il te faut déblayer." Le choléra sera juste, impitoyable. "Installe-toi dans ces trônes désertés et règne en maître, ô souverain farouche, ô sublime justicier !" Au n° 2, Mirbeau règle ses comptes avec Le Figaro: "Je puis me rendre cette justice qu'étant au Figaro, je n'ai point figarisé. Tout ce que Le Figaro élevait, je l'ai rabaissé; tout ce qu'il rabaissait, je l'ai élevé."

Défenseurs du trône et de l'autel, antirépublicains, antidémocrates, les premiers numéros des Grimaces ne laissent pas apparaître cependant ce qui fera le succès du journal et sera souvent reproché à Mirbeau: un antisémitisme furieux. Au n° 6 (25 août), c'est chose faite. Dépourvu de roi, Mirbeau en appelle maintenant au césarisme: "A la France, corrompue et salie par la République, il faut non point la main bénissante d'un roi, mais la poigne pesante et armée d'un dictateur." Au passage, Les Grimaces s'en prennent, avec une pointe de xénophobie, aux officines de paris clandestins. Les bookmakers sont d'origine anglaise, ils se sont lancés à la curée des naïfs Français. Cela annonce le chapitre XVI du Journal d'une femme de chambre et le personnage d'Edgar, le piqueur.

1884

Le 12 janvier, n° 26 et ultime des Grimaces; la signature de Mirbeau est absente des trois derniers. Sur les douze duels que Mirbeau soutiendra dans sa vie, Les Grimaces lui en auront valu quatre: le premier avec Paul Déroulède, le second avec Catulle Mendès, le troisième avec un député d'Oran, un certain Etienne (qui le blessera au bras), le quatrième avec Paul Bonnetain, auteur du roman de la masturbation, Charlot s'amuse (que Léon Bloy nommera dans Le Désespéré le "Paganini de la solitude", et qui sera assez sérieusement atteint par l'épée de Mirbeau). A propos de ce dernier duel, Léon Bloy, dans Le Chat noir du 5 janvier avait écrit: "A la clarté rougeâtre d'une simple aurore boréale, le punais Bonnetain se battait avec Mirbeau stupéfait de se trouver en tête à tête avec cet avorton."

Le 17 janvier, dans une lettre à Paul Hervieu, qu'il laisse seul à liquider l'entreprise des Grimaces et qu'il remercie de n'avoir pas été rebuté par ses sottes tristesses et ses douleurs égoïstes, Mirbeau raconte qu'étant allé pêcher en mer, il fut pris d'un horrible mal de mer, qu'il dut attendre plus de six heures pour regagner la terre ferme et qu'il lui fallut rester couché deux jours pour se remettre de cette escapade.

Dans une autre lettre, Mirbeau affirme qu'il va se "mettre à travailler sérieusement". Quand parurent Les Grimaces, l'opportunisme de Léon Gambetta avait fait ses ravages; ses disciples, politiciens corrompus, s'emplissaient les poches. Les grands scandales se préparaient, mais déjà, presque chaque jour, une escroquerie de belle taille était révélée où se voyaient compromis ministres, députés, sénateurs. Les Grimaces peignent à merveille une des phases du septennat de Jules Grévy. Leur affiche-programme de grand format (80 x 120) définissait sans ambages leurs intentions: "A travers ces pages, tu verras grimacer tout ce faux monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d'agioteurs, d'aventuriers, de cabotins et de filles." Ce programme, Les Grimaces l'appliquèrent rigoureusement.

1885

1er février: Edmond de Goncourt inaugure à Auteuil son fameux Grenier. Dans le journal La France, Mirbeau condamne l'expédition du Tonkin.

1886

En février, Félix Fénéon publie, aidé de Paul Adam, Oscar Méténier et Jean Moréas, le Petit Bottin des lettres et des arts chez Giraud (sans nom d'auteur). On cite encore parfois ses portraits de Paul Verlaine: "Dès ses débuts, la fatalité de son nom l'entraîna vers les Rimbauds..." ou de Meissonier: "S'est enrichi dans de louches négoces: fait le trafic des petites toiles, comme on ferait celui des petites filles." Mirbeau est un des rares à échapper à son ironie corrosive; la notice tient en une ligne, qui n'est qu'éloge: "A défendu l'impressionnisme, secoué les cabotins et les paltoquets de lettres." Mirbeau édite, chez Laurent à Paris, son premier livre: Lettres de ma chaumière, recueil de vingt et un contes. Le député Daniel Wilson, gendre du président de la République Jules Grévy, qui en avait fait un secrétaire d'Etat aux Finances, est impliqué, avec d'autres parlementaires, dans un trafic de décorations. Jules Grévy devra démissionner. Alice Régnault publie un roman: Mademoiselle Pomme car cette comédienne légère avait aussi de la plume. Ses lettres à Zola, au moment de l'affaire Dreyfus, en témoignent.

13 mars: chez Paul Ollendorff, publication du premier roman de Mirbeau, Le Calvaire. Quand il paraît, la critique ignore tout de la jeunesse de Mirbeau, de son engagement dans la guerre de 1870, et, plus encore, de ses premières passions amoureuses; ce n'est donc pas en tant que roman autobiographique qu'on le juge et l'apprécie; aujourd'hui que nous sont connus plusieurs épisodes de la vie de Mirbeau, il est clair que ses souvenirs personnels entrent pour une large part dans Le Calvaire. Les principaux thèmes que Mirbeau développera dans ses œuvres ultérieures sont déjà présents: sa haine de la guerre, sa contestation de la notion de patrie, son rêve d'une fraternisation des adversaires sur le champ de bataille, la puissance de l'instinct sexuel qui peut conduire l'homme aux pires déchéances, et jusqu'au meurtre, la volupté réveillée ou attisée par la mort ("Dans ses baisers de flamme, à elle, j'ai ressenti le baiser froid de la mort", Le Calvaire) et par la pourriture ("La pourriture, en qui réside la chaleur éternelle de la vie", Le Jardin des supplices).

1887

1er janvier: dans La Nouvelle Revue, article enthousiaste de Paul Bourget sur Le Calvaire, "l'un des [livres les] plus originaux qui aient paru depuis des années, par la magistrale simplicité de facture, l'accent de poignante sincérité, le courage dans la mise à nu des plus secrètes blessures de l'âme".

6 avril: dans Le Gaulois, à propos de Jean Baffier, sculpteur-décorateur qui connaît alors quelque succès, Mirbeau écrit: "Mêlez-vous de produire des chefs-d'œuvre, mais ne vous mêlez plus de guérir l'humanité: elle est incurable... et elle crèvera dans sa lèpre, c'est moi qui vous le dis." Octave Mirbeau et Alice Régnault se marient. Alice, qui veut renouveler son mobilier, vend l'ancien; le Tout-Paris, goguenard et émoustillé, défile devant l'immense lit, son outil de travail le plus lucratif. Bien que vivant chez Alice la plupart du temps, Mirbeau avait un logement personnel au 8, rue Lamennais dans le 8e arrondissement. Marié, le couple s'installe à Kérisper, près d'Auray, dans le Morbihan.

18 août: dans Le Figaro, le Manifeste des Cinq attaque Émile Zola à propos de son roman La Terre qui vient de paraître. Ces Cinq sont des "naturalistes": Paul Bonnetain, entrevu sur le pré, face à Mirbeau, en 1884; Lucit Descaves; J.-H. Rosny; Gustave Guiches et Paul Marguerite. On soupçonne Edmond de Goncourt, jaloux des lauriers de Zola d'être derrière le manifeste.

23 septembre: Mirbeau, quoique admirateur de Goncourt, a refusé de prendre Zola à partie publiquement, mais il lui exprime dans une lettre ses réserves au sujet de La Terre qui, à son avis, peint inexactement les paysans.

1888

Publication aux éditions Paul Ollendorff du second roman de Mirbeau: L'Abbé Jules, écrit à Kérisper de juillet 1887 à janvier 1888.

L'abbé Jules est une des plus puissantes créations de Mirbeau. Prêtre malgré lui, victime d'une éducation répressive, il se révèle devant son neveu sous son vrai jour. Les conclusions que tire l'abbé de son expérience et de ses méditations reflètent évidemment les pensées de Mirbeau. Ses leçons invitent à une destruction de la société, de son enseignement et de sa morale. L'homme doit vivre sans contrainte aucune, alors que la société et la religion qui en émanent, lui imposent de vivre contre ses instincts, en font soit un être soumis et veule soit un criminel: "J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence, comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal... l'idéal d'où sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins, les malheureux." Stéphane Mallarmé, qui admirait Mirbeau, jugera L'Abbé Jules un livre étonnant. Alice Régnault n'est pas en reste: sous le nom, cette fois, de Mme Octave Mirbeau, elle publie un nouveau roman: La Famille Carmettes.

14 octobre: Mirbeau est invité pour la première fois par Edmond de Goncourt dans son Grenier. Il sera désormais un assidu des réunions du dimanche.

Novembre: à Menton, où le ménage Mirbeau séjourne pour quelques semaines d'hiver, début de la rédaction de Sébastien Roch.

1889

Février: banqueroute et liquidation de la Compagnie du Canal de Panama. 800000 souscripteurs à l'emprunt lancé six mois avant et qui avait été autorisé par une loi, paient leur confiance aveugle dans les promesses du gouvernement et les savantes démonstrations économiques de la presse.

Mirbeau habite 26, rue Rivay, à Levallois-Perret; il ne s'y plaît pas: "Si je continue d'habiter Levallois un mois encore, ou je deviendrai fou, ou je commettrai un crime." Il trouve enfin une maison à sa convenance aux Damps, près de Pont-de-l'Arche, dans l'Eure; il y termine en novembre Sébastien Roch.

1890

Sébastien Roch, troisième et dernier des romans "autobiographiques" de Mirbeau, paraît aux éditions Charpentier; il est dédié à Edmond de Goncourt en ces termes: "Au maître vénérable et fastueux du livre moderne, à Edmond de Goncourt, ces pages sont respectueusement dédiées." Pervenchères, où le roman commence, ressemble beaucoup à Rémalard, et le jeune Sébastien est âgé de onze ans quand on l'interne au collège Saint-François-Xavier de Vannes, comme c'est à cet âge que Mirbeau y entra. Sébastien vit un martyre, méprisé, parce que roturier, et maltraité par les fils des petits hobereaux bretons, refusant d'adorer le Dieu que lui présentent les jésuites, "sorte de maniaque et tout-puissant bandit", vivant l'éveil de sa puberté dans la terreur de ses instincts. Finalement, le viol que perpètre sur lui un des pères jésuites le sauvera, par ses conséquences (son expulsion du collège, accusé par ce même père de relations homosexuelles avec l'un de ses camarades, Bolorec, accusation fausse), de cet enfer dont il n'avait pas le courage de s'évader. La guerre engloutira Sébastien; son camarade de collège victime, comme lui, des dénonciations calomnieuses du prêtre, disparaît portant sur son dos le cadavre de Sébastien, mais Bolorec a annoncé à Sébastien que quelque chose se prépare à Paris, une "grande chose"... pour la justice. "Y a-t-il quelque part une jeunesse ardente et réfléchie, une jeunesse qui pense, qui travaille, qui s'affranchisse et nous affranchisse de la lourde, de la criminelle, de l'homicide main du prêtre, si fatale au cerveau humain ? Une jeunesse qui, en face de la morale établie par le prêtre et des lois appliquées par le gendarme, ce complément du prêtre, dise résolument: "Je serai immorale, et je serai révoltée." Je voudrais le savoir."

24 août: dans Le Figaro — et en première page — Mirbeau qualifie de pur et éternel chef-d'œuvre La Princesse Maleine, d'un auteur inconnu: Maurice Maeterlinck. Tout le succès, puis la gloire de Maeterlinck, aujourd'hui quelque peu ternie, reposent sur cet article.

23 novembre: inauguration du monument Flaubert. On y voit Mirbeau auprès de Zola et de Maupassant.

1891

22 février: dans une lettre ouverte à Robert de Bonnières, que publie L'Echo de Paris, Mirbeau entreprend un vigoureux éloge d'Edmond de Goncourt: il a été fidèle à son idéal, "il a toujours refusé d'assouplir sa probité littéraire aux concessions faciles, de se livrer à ces petits travaux obscurs qui font que, pour monter dans l'estime du monde et l'admiration du public, il faut se baisser au niveau de la malpropreté de l'un et de la bêtise de l'autre".

L'Echo de Paris publie, du 3 mars au 5 juillet, une Enquête sur l'évolution littéraire menée par Jules Huret, qui, reprise en volume, connut un grand succès et fait encore aujourd'hui référence. Jules Huret distribue les soixante-quatre écrivains interrogés en six catégories; on ne s'étonnera pas de trouver Mirbeau dans celle des "Boxeurs et Savatiers". Au petit jeu de la notoriété, Mirbeau est cité dix-sept fois par ses confrères, et presque toujours en termes élogieux, parfois dithyrambiques. D'ores et déjà, Mirbeau est célèbre, et pourtant il n'a publié encore que trois romans (les "autobiographiques") et l'affaire Dreyfus n'a pas éclaté. Ses critiques d'art et de littérature sont lues avidement et redoutées. Il est l'un des chroniqueurs les mieux payés de Paris.

On le classe parmi les néo-réalistes, successeurs des naturalistes, mais il rejette toute étiquette, continue d'admirer Zola, tout en lui reprochant de dédaigner les "petites revues" qui sont "ce qu'il y a de plus intéressant à lire": le Mercure de France (avec Remy de Gourmont, Saint-Pol Roux, Georges Albert Aurier), L'Ermitage, les Entretiens politiques et littéraires... "Les symbolistes... Pourquoi pas ?" et il salue Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Henri de Régnier, Maurice Maeterlinck. Il qualifie son vieil adversaire Catulle Mendès de poète exquis. Comme il avait exalté naguère la peinture nouvelle (les Impressionnistes), le voilà qui chante les vertus de l'avant-garde poétique. Mais la conclusion tombe, inattendue: le roman sera socialiste. "Tout changera en même temps, la littérature, l'art, l'éducation, tout, après le chambardement général." L'individualisme anarchiste de Mirbeau est à son comble: il donne une longue préface à La Société mourante et l'anarchie de Jean Grave (Stock), un personnage qui finira par se rendre suspect à tous ses camarades.

1er mai: à Fourmies, la police et la troupe tirent sur un cortège de grévistes inoffensifs: douze morts dont deux enfants; à Clichy, quelques anarchistes défilant avec un drapeau rouge sont attaqués par la police; trois d'entre eux sont arrêtés. 5 mai: un descendant de La Pérouse, Alphonse Galland, qui prend le pseudonyme de Zo d'Axa, fonde L'Endehors, hebdomadaire anarchiste, plus spécialement individualiste libertaire. Y collaboreront, entre autres, Félix Fénéon, Henri de Régnier, Emile Verhaeren, René Ghil, Saint-Pol Roux, Pierre Quillard, et Octave Mirbeau. La sympathie ouverte des symbolistes envers l'anarchie n'est sans doute pas tout à fait étrangère à l'intérêt que porte en ce moment Mirbeau à leur littérature. Les premières lignes de L'Endehors reflètent assez exactement la personnalité de Mirbeau: "Celui que rien n'enrôle et qu'une impulsive nature guide seul, ce passionnel complexe, ce hors-la-loi, ce hors d'école, cet isolé chercheur d'au-delà, ne se dessine-t-il pas dans ce mot: Endehors ?"

9 mai: premier supplément littéraire de L'Echo de Paris. Octave Mirbeau appartient à la direction littéraire du journal, avec Catulle Mendès, Marcel Schwob, Henry Bauër, Raistif de la Bretonne (Jean Lorrain), Armand Silvestre. Le scandale de Panama explose. Un grand nombre de parlementaires, des ministres sont convaincus d'avoir touché de fortes sommes pour soutenir le projet de Ferdinand de Lesseps, en particulier ses emprunts. Des journaux, et les plus réputés, ont été achetés pour affriander la clientèle. Plusieurs banquiers et hommes d'affaires complices de Lesseps sont des juifs, dont Cornélius Hertz.

En juillet, Ravachol s'installe à Saint-Denis. En août, procès des anarchistes de Clichy: deux lourdes condamnations.

20 septembre: dans L'Echo de Paris, premier feuilleton d'un roman, Dans le ciel, qui ne fera jamais un volume. Mirbeau fréquente l'échoppe du père Tanguy, rue Clauzel, où s'entassent les œuvres laissées par les peintres en paiement des couleurs vendues par ce brave homme, et il y a là d'admirables Van Gogh. Impossible de résister: Mirbeau achète Les Iris deux cent cinquante francs, et Les Tournesols au même prix. Le père Tanguy devra les lui envoyer à Pont-de-l'Arche. L'éditeur Charpentier lui paiera, contre un mot de Mirbeau, 600 francs (au lieu de 500), mais l'expédition des tableaux sera accompagnée d'une lettre signée Tanguy recopiée sur le modèle que Mirbeau rédige: "Mon cher monsieur Mirbeau, vous recevrez aujourd'hui deux toiles de Vincent que vous avez admirées chez moi. On me charge de vous les envoyer, en remerciement des articles que vous avez faits et de la bonne campagne que vous avez toujours menée en faveur du peintre de talent, incompris et malheureux. Recevez, mon cher monsieur Mirbeau, l'assurance de mes sentiments très affectionnés. — Tanguy." Mirbeau craignait qu'Alice Régnault, réputée très avare, ne lui fit une scène devant sa "folle dépense".

1892

6 mars: à Marcel Schwob qui lui a fait découvrir Tête d'Or de Paul Claudel, Mirbeau écrit: "Au cours de ce drame, il y a partout, à chaque page, des visions extraordinaires, des surnaturalisations vraies, des analogies effarantes, qui font de cela quelque chose de tout à fait exceptionnel dans la littérature. C'est là plus qu'une œuvre d'art." Il aimera La Ville aussi.

11 mars: l'immeuble où demeure le juge Benoit qui a présidé le procès des anarchistes de Clichy est détruit par une bombe. Le 18 mars, bombe à la caserne Lobau. Le 27 mars: le 39, rue de Clichy, où habite l'avocat général Bulot qui a requis contre les anarchistes, saute. 30 mars: Ravachol est arrêté au restaurant Véry sur dénonciation d'un des garçons. 25 avril: le restaurant Véry saute. Le lendemain s'ouvre le procès Ravachol. Les anarchistes sont pourchassés par la police. Les poètes du Mercure de France, les peintres amis de Mirbeau — et ils sont parmi les meilleurs du siècle — expriment massivement leur solidarité. Des souscriptions sont ouvertes au profit des emprisonnés et de leurs familles: Mirbeau y participe généreusement.

1er mai: dans L'Endehors, Octave Mirbeau exalte Ravachol.

11 juillet: Ravachol, condamné à mort, monte à l'échafaud en chantant une chanson anticléricale. En prison, il avait longuement tenté d'inculquer lee principes anarchistes à ses gardiens. Sa mort courageuse en fait un martyr de la cause.

Août: Mirbeau fait partie du comité pour l'érection d'un monument sur la tombe de Charles Baudelaire, au cimetière Montparnasse; Auguste Rodin doit l'exécuter, mais ce sera finalement un sculpteur de moindre talent, José de Charmoy. La Libre Parole, que vient de créer Edouard Drumont, déjà connu pour sa France juive (1886), s'empare du scandale de Panama et en fait la plate-forme d'une vaste et tonitruante campagne contre les juifs.

1893

Février: dernier numéro de L'Endehors (le quatre-vingt-onzième).

9 mai: dans L'Echo de Paris, nouvel hommage de Mirbeau à Maurice Maeterlinck pour Pelléas et Mélisande.

9 novembre: création aux Bouffes-du-Nord, par le Théâtre de l'Œuvre, de L'Ennemi du peuple, d'Henrik Ibsen, précédé d'une conférence de Laurent Tailhade. Dans le tumulte, sous les injures, sous les projectiles de toute sorte, il prône "la bienfaisante anarchie". Mirbeau l'acclame et, à sa descente de l'estrade, l'embrasse fraternellement.

Dans le numéro de novembre de L'Ermitage, réponse de Mirbeau à un référendum sur la contrainte et la liberté: "Je ne crois qu'à une organisation purement individualiste... Je ne conçois pas qu'un artiste, c'est-à-dire l'homme libre par excellence, puisse chercher un autre idéal social que celui de l'anarchie."

Le 9 décembre: Auguste Vaillant lance une bombe à la Chambre des députés. Un seul blessé, mais la Chambre votera les "lois scélérates".

13 décembre: les représentations d'Âmes solitaires de Gerhart Hauptmann, qui se donnent au théâtre de l'Œuvre, dans une traduction d'Alexandre Cohen, sont interdites par la préfecture de Police et Cohen est arrêté. C'est un Hollandais, on le connaît surtout pour sa propagande en faveur des œuvres de Multatuli, pseudonyme d'un autre Hollandais, Eduard Douwes Dekker. Fonctionnaire dans les colonies hollandaises, celui-ci s'était élevé contre les abus du pouvoir colonial dans un roman, Max Havelaar, et était devenu un adversaire de tous les préjugés moraux et sociaux. Alexandre Cohen est expulsé le 25 décembre. Le placide Alfred Vallette, directeur du Mercure de France, sort de sa réserve et écrit (il écrivait peu): "Si tous les Etats de l'ancien comme du nouveau monde se renvoient mutuellement leurs nationaux jugés dangereux, il est clair que l'expulsion des gens ne fait que déplacer le danger, et que la précaution est au moins puérile."

12, 18 et 19 décembre: Casimir-Perier, président du Conseil et propriétaire des mines d'Anzin, fait voter les lois, dites "scélérates", qui seront complétées par la loi du 8 juillet 1894: un délit d'opinion peut être puni du bagne à perpétuité, toute propagande anarchiste, ou considérée comme telle, est interdite.

Les Mirbeau vivent à Carrières-sous-Poissy, en Seine-et-Oise; un magnifique jardin, un petit parc. Mirbeau fait venir des plantes de partout (de tous les coins de France, mais aussi d'Angleterre, de Hollande); la maison est meublée de meubles en bois teinté; aux murs, des toiles impressionnistes. Il y reçoit ses amis, entre autres, et souvent, Marcel Schwob pour qui il professe une particulière estime.

1894

Le 5 février: Auguste Vaillant, condamné à mort malgré une émouvante plaidoirie de Labori, futur défenseur d'Émile Zola et d'Alfred Dreyfus, est guillotiné. Le 12 février: Emile Henry fait sauter une bombe au Café Terminus: vingt consommateurs sont atteints. "Il n'y a pas d'innocents." Cette fois, Mirbeau désapprouve l'attentat. Le 12 mars, bombe à l'église de la Madeleine posée par l'anarchiste Pauwels qui en meurt. Le 4 avril, bombe au restaurant Foyot, elle crève l'œil droit de Laurent Tailhade qui se déclare sans rancune et dit au contraire sa "dilection pour ceux qui, d'un cœur généreux, donnent leur vie à l'Idée..." 26 avril: arrestation de Félix Fénéon pour détention d'explosifs; on a trouvé chez lui des lettres de Mirbeau. Octave Mirbeau et plusieurs écrivains fichés anarchistes se cachent Pendant l'instruction du procès, Mirbeau écrit des articles en faveur de Fénéon. 22 mai: Emile Henry est exécuté. 24 juin: le président de la République, Sadi Carnot, tombe sous le poignard de l'anarchiste Caserio. 27 juin: Casimir-Perier, principal artisan des "lois scélérates" est élu président de la République. 6 août: ouverture du procès des Trente (en réalité, 27); aux anarchistes on a mêlé de simples cambrioleurs selon la méthode éprouvée de l'amalgame. Félix Fénéon qui détenait dans son bureau de commis au ministère de la Guerre des détonateurs et du mercure propre à la fabrication d'explosifs se défend avec une ironie féroce; la jeune littérature témoigne en sa faveur. Il est finalement acquitté, alors qu'on ne doute plus aujourd'hui de sa culpabilité, non seulement comme collaborateur des publications anarchistes, tel Le Père Peinard, mais encore comme activiste des groupes clandestins de dynamiteurs.

14 octobre: arrestation du capitaine Alfred Dreyfus. Affecté au 2e bureau de l'état-major, on l'accuse d'avoir proposé à l'Allemagne, par une lettre qu'on appellera le "bordereau", divers secrets de la Défense nationale. 1er novembre: prenant prétexte de la "trahison" de l'officier juif Dreyfus, une furieuse campagne antisémite est déclenchée par La Libre Parole d'Edouard Drumont, relayée par L'Intransigeant avec l'ancien communard Henri Rochefort, Le Petit Journal, La Patrie, L'Eclair. 19 décembre: première audience du procès Dreyfus. 22 décembre: le capitaine Dreyfus est condamné à la déportation à perpétuité.

Octave Mirbeau publie, chez l'éditeur Charpentier, Contes de la chaumière, qui réunit quatorze textes, quelques-uns repris des Lettres de ma chaumière, d'autres inédits.

1895

5 janvier: dégradation solennelle de Dreyfus à l'Ecole militaire. 15 janvier: Casimir-Perier, sous les coups de boutoir de Jaurès, démissionne. 21 février: Dreyfus est embarqué pour les îles du Salut, d'où il sera transféré le 13 avril à l'île du Diable.

En mars, Mirbeau préface la traduction du premier livre du Norvégien Knut Hamsun, La Faim: il y voit "briller la flamme du génie".

1er juillet: le lieutenant-colonel Picquart est nommé chef du bureau des renseignements.

1896

En février, le ménage Mirbeau loue un pied-à-terre à Paris, avenue de l'Alma, mais séjourne en général à Carrières-sous-Poissy.

En mars, on remet au lieutenant-colonel Picquart, un "petit bleu" (pneumatique) déchiré et qu'il reconstitue. Ce petit bleu avait été adressé à l'ambassade d'Allemagne par un certain commandant Esterhazy, un officier perclu de dettes, vivant des femmes, tenancier de maisons closes par maîtresses interposées. L'écriture du message présente une similitude extraordinaire avec celle du bordereau attribué à Dreyfus. Picquart tente vainement d'en convaincre ses supérieurs.

L'éditeur Fasquelle marie sa fille; Mirbeau est l'un des deux témoins, l'autre Edmond Rostand. Mirbeau retourne à Menton où il avait déjà séjourné en 1888: sa femme est malade; elle est prise de neurasthénie (une maladie très à la mode alors, très "fin-de-siècle"); il espère que Menton améliorera l'état d'Alice. Hélas, c'est Mirbeau qui se prend à souffrir de tous les maux de la terre; il écrit à Edmond de Goncourt: "Vous me retrouverez dans un état fâcheux. Je suis aux trois-quarts phtisique, à peu près sourd, et complètement aveugle... Voilà comment le climat du Midi traite ceux qui vont lui demander la santé: il les tue." Cet état fâcheux, heureusement sera passager.

16 mai: dans Le Figaro, article d'Émile Zola, "Pour les juifs", condamnant la campagne antisémite qui se développe.

18 juillet: mort d'Edmond de Goncourt. Dès le lendemain de sa disparition et par piété envers lui, Mirbeau veut faire "de cette petite académie, une chose grande". Son nom est en effet parmi les huit qui figurent sur le testament, après des changements nombreux intervenus au fil des années (depuis 1874 !) sous la plume d'Edmond.

17 août: Alfred Jarry se rend à Carrières pour récupérer des mains d'Octave Mirbeau le manuscrit de Peer Gynt d'Ibsen que lui a soumis Lugné-Poe, désireux de le jouer au théâtre de l'Œuvre. La féerie d'Ibsen est d'une machinerie trop compliquée pour les faibles moyens de l'Œuvre et Mirbeau tente de dissuader Lugné-Poe de la monter. Lugné passe outre à l'avis de Mirbeau, et il aura raison: Peer Gynt sera, avant Ubu Roi d'Alfred Jarry, le grand succès de l'Œuvre en 1896.

26 octobre: on se débarrasse de Picquart en l'envoyant en mission dans l'Est.

2 novembre: le commandant Henry, un des collaborateurs de Picquart, fait semblant de découvrir une lettre, signée Alexandrine, qui met en cause Dreyfus; cette lettre se révélera être un faux fabriqué par Henry. 25 novembre: dans Le Figaro, Zola engage sa campagne contre la condamnation de Dreyfus. 4 décembre: ordre d'informer est lancé contre le commandant Esterhazy; on le laisse en liberté.

27 décembre: dans Le Journal, une critique musicale de Mirbeau (il en aura peu écrit): "César Franck et Monsieur Gounod". Parce que Charles Gounod eut le malheur de ne pas goûter César Franck, admiré de Mirbeau, ce dernier le juge un "musicien pour cabinets de toilette dont les mélodies semblent, dans une odeur fade de parfumerie, l'égouttement savonneux des lavabos". L'article, une fois de plus, fait scandale. Mirbeau répond à ses détracteurs, qui lui ont reproché de parler musique sans y rien connaître, en invoquant "le grand et douloureux Baudelaire" qui n'était pas critique musical et qui a écrit, sur la musique et sur Richard Wagner, des pages "comme vous n'en écrirez jamais, chers messieurs...".

1897

6 janvier: Picquart est affecté en Tunisie. Le commandant Henry devient son successeur au service des renseignements.

15 février: Mirbeau répond à l'enquête de La Revue blanche sur l'influence des lettres Scandinaves: elles nous ont appris que "par-delà les âmes d'auteurs, aux prises avec la technique de M. Francisque Sarcey, il existe des âmes humaines aux prises avec elles-mêmes et avec la vie sociale, et qu'il est, peut-être, intéressant de s'en occuper".

Tout sépare aujourd'hui — hormis leur tempérament et leur plume vengeresse — Mirbeau et Léon Bloy. Ce dernier publie La Femme pauvre. Le 13 juin, Mirbeau exprime son admiration: "Le pire sadisme pour les martyrs, c'est d'avoir l'air de bourreaux: Léon Bloy a réussi."

12 septembre: dans Le Journal, Préface aux dessins d'Auguste Rodin, reprise aussitôt en brochure (Goupil, 1897).

Octobre: Zo d'Axa fonde La Feuille qui paraîtra jusqu'en mars 1899 (vingt-cinq numéros); il donne son opinion sur l'affaire Dreyfus, proche de celle de Remy de Gourmont, fort éloignée de celle de Mirbeau: "Si ce monsieur ne fut pas traître, il fut capitaine" et il entend exercer son droit de dénoncer les financiers et les politiciens juifs, tout comme les bourgeois catholiques ou athées, dreyfusards ou non. 13 novembre: Mathieu Dreyfus, frère du condamné, dans une lettre au ministre de la Guerre, accuse Esterhazy d'être l'auteur du bordereau.

14 décembre: au théâtre de la Renaissance, création de la première pièce de Mirbeau, Les Mauvais Bergers, pièce en cinq actes. Ce sont les épisodes d'une grève durement réprimée. Le héros est un prolétaire. Il n'attend rien ni des patrons "sociaux" ni des parlementaires radicaux et socialistes et ce sont eux "les mauvais bergers": "Vous, vivants, ils s'engraissent de votre pauvreté et de votre ignorance... et morts, ils se font un piédestal de vos cadavres !... Le jour où les fusils des soldats abattent sur le sol rouge, vous... vos enfants et vos femmes, où sont-ils ?... A la Chambre... Que font-ils ?... Ils parlent..." Tous les doutes et tous les espoirs de Mirbeau s'expriment par la bouche du prolétaire: les ouvriers doivent eux-mêmes prendre leur sort en main; leur revendication n'est pas seulement celle de la justice et de l'amour, mais aussi celle de la beauté car — et le mot sera souvent repris — "si pauvre qu'il soit, un homme ne vit pas que de pain. Il a droit, comme les riches, à la beauté". Pièce puissante; Catulle Mendès n'hésitera pas à la qualifier de chef-d'œuvre. Pièce de propagande qui préfigure toutes les œuvres dramatiques de Mirbeau: c'est du théâtre militant. La plus célèbre actrice du temps, bien inspirée par son amant d'alors, Henri Bauër, fidèle ami de Mirbeau, aura grandement contribué au succès des Mauvais Bergers: elle se nommait Sarah Bernhardt. Le pied-à-terre de l'avenue de l'Alma a déjà cessé de plaire, les Mirbeau en choisissent un autre 3, boulevard Delessert (16e).

1898

2 janvier: le ministère de la Guerre décide la mise en jugement d'Esterhazy, mais les experts soudoyés ont déjà conclu que le bordereau n'était pas son œuvre. 9 janvier: Esterhazy se constitue prisonnier à la prison du Cherche-Midi. 10 et 11 janvier: procès Esterhazy. Il est acquitté, acclamé par l'assistance, porté en triomphe. Pendant plusieurs années, les nationalistes, les antisémites le tiendront pour un héros; Esterhazy multipliera les provocations, se moquera ouvertement de la justice, et finira paisiblement ses jours à Londres en 1923.

13 janvier: lettre d'Émile Zola au président de la République, "J'accuse", dans L'Aurore de Georges Clemenceau, dénonçant les auteurs de l'injuste condamnation de Dreyfus en 1894 et les manœuvres actuelles destinées à la couvrir. Le jour même, Mirbeau exulte, exprime à Zola son admiration, son enthousiasme: "C'est un jaillissement de lumière... Vous étiez déjà dans la postérité par vos œuvres... Vous êtes aujourd'hui dans l'histoire par le plus grand acte de justice qui ait été accompli." Et Mirbeau embrasse Zola "avec une tendresse exaltée". De ce jour, il sera aux côtés de Zola dans tous les combats de l'affaire Dreyfus. 20 janvier: Zola poursuivi. 7 février: ouverture du procès Zola qui se poursuivra jusqu'au 23 février. Ce jour-là, Zola est condamné à un an de prison. Après cassation du jugement et nouveaux procès le condamnant à un an de prison et 3000 francs d'amende, Zola quitte Paris le 18 juillet et se réfugie en Angleterre. Mirbeau se dépense sans compter pour aider Zola dans sa fuite et dans son exil. Le ménage Mirbeau l'entoure de ses prévenances. Mirbeau réunit les fonds nécessaires au paiement de la lourde amende. Il rend visite à Zola en Angleterre. Il l'exhorte à rentrer en France afin d'y continuer la lutte depuis sa cellule de prison. Il se bat sur tous les fronts, multiplie les démarches, apporte son appui à Picquart, à son tour poursuivi, puis incarcéré le 13 juillet. Mirbeau est menacé de toutes parts; on le hue, on l'agresse dans la rue, à Paris, à Toulouse...

24 février: fondation de la Ligue des droits de l'homme et du citoyen. Pierre Quillard en est le secrétaire général, Thadée Natanson est membre du comité. Dans le Mercure de France de février, Remy de Gourmont raille la "lettre épileptique" de Zola: "Puisqu'il s'agit d'une affaire militaire, que les militaires prennent parti", lui, Gourmont, non; et "puisqu'il s'agit aussi d'une affaire juive, que les juifs prennent parti", lui non.

Mirbeau préface un recueil de poèmes paru chez Ollendorff: Les Nuits de quinze ans de Francis de Croisset qui a 21 ans. De son vrai nom Wiener, Francis de Croisset est belge et juif, deux raisons pour l'accueillir avec bonhomie. Et surtout le jeune poète est envoyé par Clémenceau qui le prie de le traiter "comme [son] fils". Plus tard Clemenceau avouera qu'il n'avait pas lu une ligne du manuscrit et qu'il ne connaissait aucunement Francis de Croisset: il s'était débarrassé d'un raseur. "Quand je sus à quoi m'en tenir, dira Mirbeau, il était trop tard, j'avais écrit la préface demandée par le petit imbécile." Mirbeau n'aura pas lancé un poète comme il le croyait, mais le futur auteur ou coauteur de comédies boulevardières un peu lestes, dont une au moins est inusable: Les Vignes du Seigneur. Mais la préface donne à Mirbeau l'occasion, à propos de poésie, de prendre ses distances envers le symbolisme: la génération symboliste "venait hautaine, méprisante, avec des casques d'or et des lys, décidée à tout détruire et à tout régénérer. Elle n'a rien détruit et c'est elle qui est morte". Elle a voulu substituer le rêve à la vie: "Il faut répudier le rêve et aimer la vie..." Et quand il se gausse des vierges pâles et des princesses malades, il répudie Maurice Maeterlinck, et Schwob, il renie ses admirations de 1891.

29 avril: création au Théâtre Antoine d'une pièce en un acte, L'Epidémie. Un soldat de la garnison d'une petite ville est mort, après avoir consommé de la viande pourrie vendue à la caserne par un conseiller municipal; on craint une épidémie, le maire sollicite de ses riches conseillers le vote des crédits nécessaires à l'amélioration de l'hygiène à la caserne; ils refusent. Là-dessus, un bourgeois meurt de l'épidémie, le conseil municipal vote aussitôt les crédits. L'oraison funèbre du bourgeois est l'éloge, à la Mirbeau, de l'épargne... "de cette petite épargne que nulle déception n'atteint, que nul malheur ne lasse... et qui sans cesse trompée, volée, ruinée, ne continue pas moins d'entasser... un argent dont elle ne jouira jamais et qui jamais n'a servi, ne sert et ne servira qu'à édifier la fortune et assouvir les passions... des autres". Ce bourgeois ne goûta jamais la moindre joie, ne prit le moindre plaisir — et le Maire l'en félicite; il se priva de tout; il sut préserver son esprit des pestilences de l'art, de la poésie, de la littérature. "Chaque matin, il s'en remettait au Petit Journal du soin de sentir et de penser pour lui." On reconnaît ici le ménage Lanlaire du Journal d'une femme de chambre. On remarque, dans la distribution, de L'Epidémie, Antoine et Firmin Gémier. Les répétitions avaient eu lieu dans l'appartement de Mirbeau, avenue de l'Alma, et le bénéfice de la soirée revenait à un journaliste, condamné pour délit de presse à un an de prison. Mirbeau consentit même, afin de mieux attirer le public, à tenir dans la pièce le rôle du maire; et il le fit, dira la presse, "avec un naturel parfait et une autorité inattendue".

Mirbeau introduit Félicien Rops et quelques aspects de son oeuvre, une œuvre qui, à bien des égards, répond à la sensibilité de Mirbeau, à son érotisme volontiers morbide.

9 septembre: mort de Stéphane Mallarmé à Valvins. 11 septembre: obsèques au cimetière de Samoreau. Mirbeau y assiste. Alfred Jarry arrive, son pantalon tout crotté, Mirbeau qui aime beaucoup Jarry ne peut s'empêcher malgré tout de lui en faire la remarque: "Oh ! répond Jarry, nous en avons un plus sale !"

31 décembre: fondation de la "Ligue de la Patrie française" antidreyfusarde: on y remarque François Coppée, José Maria de Heredia, Paul Bourget, Jules Lemaitre, Maurice Barrès. L'affaire Dreyfus précipite la crise de conscience des intellectuels. Rares sont ceux qui ne prennent pas parti: il y a Gourmont nous l'avons dit, et Jarry; dans son Almanach du Père Ubu illustré, paraissant en décembre, il met en scène, dans L'Île du Diable, "pièce secrète en trois ans et plusieurs tableaux", tous les protagonistes, notamment Walsin-Esterhazy qu'il nomme Malsain Athalie-Afrique, et le capitaine Dreyfus dans la peau du capitaine Bordure, mais la pièce ne conclut rien. Jarry plus tard, dans La Revue blanche (15 septembre 1901) écrira: "Quant à Dreyfus, on sait bien qu'il est innocent, c'est même notre opinion personnelle; nous allons jusqu'à penser qu'il est le type du soldat et du bon officier subalterne, tout discipline et loyauté. La trahison implique un esprit délié, c'est travail de bureau et de grade supérieur."

L'"ouvrier-sculpteur" Jean Baffier, que Mirbeau encourageait en 1887 à réaliser des chefs-d'œuvre en même temps qu'il lui déconseillait de se mêler de politique, se distingue par une série d'écrits antidreyfusards qui ne le cèdent en rien à ceux de La Libre Parole.

1899

16 février: le président de la République, Félix Faure, meurt, terrassé par une attaque, sous la caresse de sa maîtresse, Mme Steinheil, surnommée aussitôt la "pompe funèbre". Trois jours après, Emile Loubet lui succède.

Préface à l'Hommage des artistes à Picquart (Société libre d'édition des gens de lettres): "Il est en prison pour avoir refusé de s'associer à un crime." De la cause de la justice, il est "le martyr et le héros".

21 mai: premier numéro de L'Action Française.

3 juin: la Cour de cassation casse le jugement de condamnation de Dreyfus. Il devra comparaître à nouveau devant ses juges. Zola rentre immédiatement en France. 30 juin: Dreyfus, arrivé de l'Île du Salut, est conduit à la prison militaire de Rennes. 7 août: ouverture du procès en révision devant le Conseil de guerre réuni au lycée de Rennes, cher à Jarry. 14 août: un fanatique tire sur le défenseur de Dreyfus, Me Labori, et le blesse grièvement. Mirbeau suit le procès presque tout au long et chaque soir, au café de la Paix, à Rennes, son chien Dingo à ses côtés, il se réunit avec A.-Ferdinand Herold, le dessinateur Hermann-Paul et dix autres et commente les audiences du procès. Le couple Mirbeau — car Alice accompagne son mari — est descendu à l'hôtel Moderne. 9 septembre: dernière audience du procès. Condamnation de Dreyfus à dix ans de réclusion, par suite de "circonstances atténuantes". 19 septembre: Dreyfus est gracié.

Mirbeau publie son quatrième roman: Le Jardin des supplices qui rompt avec sa période "autobiographique". Etonnant livre qu'admirera Alfred Jarry; à certains égards, exception dans son œuvre: catalogue des plus horribles perversités, le sadisme y domine. La Chine en est le décor, la Chine des tortures raffinées, des supplices savants. Mirbeau abandonne le "réalisme", se plonge dans la réalité de ses fantasmes. Il crée une inoubliable figure de femme, Clara, qui trouve sa volupté dans le spectacle de la souffrance et de la mort. "L'amour atteint son maximum d'intensité par le meurtre. C'est la même exaltation physiologique." Le sang des victimes, leur chair qui se décompose nourrit la végétation luxuriante du Jardin des supplices. Pour Clara, plus attirante que la beauté est la pourriture, "la pourriture en qui réside la chaleur éternelle de la vie". Ce besoin instinctif du meurtre, la société l'entretient et le développe: "Dès que l'homme s'éveille à la conscience, on lui insuffle l'esprit du meurtre dans le cerveau. Le meurtre, grandi jusqu'au devoir, popularisé jusqu'à l'héroïsme, l'accompagnera dans toutes les étapes de son existence."

1900

15 janvier: La Revue blanche, commence la publication en feuilleton du Journal d'une femme de chambre qui se prolongera jusqu'au numéro du ler juin. La Revue blanche, dirigée par les frères Natanson (ils étaient trois) et surtout par Thadée, est, depuis le début de l'Affaire, un des principaux centres de ralliement des dreyfusards. Mirbeau s'y rend tous les jours. "Presque chaque soir, à la même heure, raconte Léon Blum, la porte s'ouvrait avec fracas, et l'on entendait de l'antichambre la voix et le rire éclatants d'Octave Mirbeau."

19 février: création au théâtre de la Renaissance d'une comédie en un acte: Le Portefeuille. Firmin Gémier joue le principal rôle. L'argument est simple: un pauvre diable trouve un portefeuille contenant 10000 francs; il a l'innocence de l'apporter au commissaire de police sans en rien prélever. D'abord on le félicite, puis comme il n'a pas de domicile, qu'il est un mendiant, on l'arrête pour vagabondage. Mirbeau met à profit ce petit acte pour montrer une fois de plus l'ignominie de la loi, le mépris des malheureux, les abus de l'autorité.

Au mois d'août (l'édition allait vite en ce temps-là), publication en volume, chez Fasquelle, du Journal d'une femme de chambre. Le 1er septembre, La Revue blanche, sous la plume prolixe de Camille de Sainte-Croix, présente le roman que les lecteurs de la revue connaissent déjà pour la plus grande part. Sainte-Croix est séduit par cette "épopée de la servitude civilisée"; il met en relief la dépravation progressive de Célestine, et la terrible figure de Joseph, et il parle de la portée humaine et civique (Mirbeau, à lire ce mot, devait ricaner dans sa moustache) d'une telle oeuvre; et de se lancer dans une longue diatribe contre la condition servile et contre ceux qui ont le front de se faire servir: "une civilisation supérieure doit abolir celle-ci [la domesticité] comme fut aboli l'esclavage dont elle n'est que l'insuffisante atténuation."

29 octobre: création au Grand-Guignol de Vieux Ménage, comédie en un acte. Le rôle de la femme de soixante ans, "infirme, presque paralysée, énorme, visage bouffi de graisse" (indications de Mirbeau) est tenu au naturel par la prodigieuse Louise France, immortelle créatrice de la Mère Ubu au théâtre de l'Œuvre en 1896.

Publication des Jugements du président Magnaud; ce juge du tribunal de Château-Thierry acquittait les pauvres poursuivis pour de menus larcins, protégeait les travailleurs contre les patrons, s'élevait contre la peine de mort, avait supprimé les emblèmes religieux dans le prétoire. Octave Mirbeau, dans Le Journal, s'incline devant ce juge exceptionnel.

Mort, à 85 ans, du père de Mirbeau.

1901

Mirbeau préface un recueil d'articles et d'interviews sur l'affaire Dreyfus: Tout yeux Tout oreilles (Fasquelle) de Jules Huret, dédicataire du Journal d'une femme de chambre. Préface à Un an de caserne (Stock) de Louis Lamarque. Préface encore à L'Agonie (Fasquelle) de Jean Lombard, qui n'en méritait pas tant: Mirbeau y exprime sa confiance dans les forces immenses du prolétariat. Juillet: au Grand-Guignol, une saynète en un acte: Les Amants.

Août: parution de Les Vingt et Un Jours d'un neurasthénique. C'est le récit d'une cure thermale — que Mirbeau ne fit jamais — dans une station des Pyrénées. Ses habituelles têtes de Turc (il collabore dans le même temps à un numéro de L'Assiette au Beurre qui porte ce titre) réapparaissent: ennemis politiques, ennemis littéraires — le plus souvent sous leur nom —, l'Armée, l'Eglise; s'y ajoutent — on est en cure — les médecins ("la mort n'est pas à un médecin près") qui prétendent expliquer le génie ou la misère par la maladie, tel ce docteur Triceps, déjà rencontré dans L'Epidémie, découvrant que la pauvreté est une névrose et préconisant l'inceste comme régénérateur de la race. Les anecdotes amusantes ou tragiques abondent sur ce fond de pessimisme, déchiré de colère, qui est tout Mirbeau: "Tout le monde est fort laid, de cette laideur particulière aux villes d'eaux... Les enfants eux-mêmes ont des airs de petits vieillards... on se rend compte que partout les classes bourgeoises sont en décrépitude; tout ce qu'on rencontre, même les enfants, si pauvrement éclos dans les marais putrides du mariage... c'est déjà du passé !" Dans La Revue blanche du 1er septembre, Jarry écrit de ce livre: "De l'horreur, du courage, de la violence, de la tendresse, de la justice fondus en beauté dans trois cents pages, voilà un volume de Mirbeau... La ville d'eau où séjourne le neurasthénique prend des proportions énormes pour contenir ses formidables et burlesques hôtes, et c'est bien, en effet, la société tout entière qui se cristallise dans cette vingtaine de fripouilles, admirables à force d'ignominie — et de vérité — groupés autour de la buvette."

Les Mirbeau s'installent à Veneux-Nadon, près de Fontainebleau. Ils y reçoivent Jarry: "Avez-vous déjà pris du barbillon ? demande Mirbeau. — Nous en avons la grande habitude", répond Jarry. Ce dernier se met à pêcher; quelques instants après il sort de l'eau un magnifique barbillon. "Depuis, déclarera Mirbeau, on n'a jamais repris de barbillon à cette place, et on a pourtant essayé de tous les engins."

1902

20 avril: à la Comédie-Française, création de Les Affaires sont les affaires. Le principal protagoniste est un homme d'affaires, Isidore Lechat, dont le modèle serait Eugène Letellier, directeur du Journal avec qui Mirbeau s'est brouillé. Sa femme le décrit "vaniteux, gaspilleur, insolent, menteur", reniant sa parole. C'est en fait une sombre crapule. D'entrée de jeu, un jardinier est chassé d la maison parce que sa femme est enceinte: nous retrouvons, beaucoup plus développée, une situation du Journal d'une femme de chambre. La fille de Lechat, Germaine, est la maîtresse d'un jeune ingénieur, employé dans l'entreprise du père. Lechat s'oppose à leur mariage car il a vendu sa fille à un voisin pour prix d'un marché intéressant. Germaine n'en peut plus de vivre dans ce milieu qui lui répugne; elle a fini par haïr son père, elle demande à son amant de l'emmener. Celui-ci la raisonne: à la révolte de Germaine, il oppose la bonté, la pitié. Lechat finira ruiné, à force de canailleries, il aura tout perdu: sa fortune et ses enfants. La critique quasi unanime, applaudira cette pièce de Mirbeau, son plus grand succès théâtral, qui sera souvent reprise et de nos jours encore. En dépit du succès, Mirbeau, toujours sévère dans ses jugements sur les comédiens, exception faite de son idole Sarah Bernhardt, bougonnera que de Féraudy, acteur renommé, avait joué Les Affaires sont les affaires comme un voyou et un imbécile !

1er juin. La Revue blanche publie les réponses à une "Enquête sur l'éducation". Beau sujet pour Mirbeau qui répond (extraits): "... De cette éducation [religieuse] qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur, j'ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique. Et c'est après beaucoup de luttes, au prix d'efforts douloureux, que je suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables, par quoi on enchaîne l'esprit de l'enfant, pour mieux dominer l'homme, plus tard... Les maisons d'éducation religieuse, ce sont des maisons où se pratiquent ces crimes de lèse-humanité. Elles sont une honte et un danger permanent. C'est pourquoi, étant partisan de toutes les libertés, je m'élève avec indignation contre la liberté d'enseignement, qui est la négation même de la liberté tout court... Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet aux gens de jeter du poison dans les sources."

29 septembre: Émile Zola meurt, à 62 ans, à son domicile de la rue de Bruxelles, asphyxié par l'oxyde de carbone: le poêle de sa chambre tirait mal, un antidreyfusard avait bouché le toit de la cheminée.

Le testament de Goncourt ayant été contesté, c'est seulement en 1902 que l'Académie se réunit pour la première fois.

1903

Avril: dernier numéro de La Revue blanche. Premier ouvrage tentant d'analyser l'œuvre de Mirbeau (jusque-là publiée) dans son ensemble, ainsi que l'homme Mirbeau; il est d'Edmond Pilon et a pour titre: Octave Mirbeau (Bibliothèque internationale d'édition).

Premier Prix Goncourt, décerné à John-Antoine Nau pour La Force ennemie.

1904

1er février: au théâtre du Grand-Guignol, création de Interview, "farce en un acte", féroce dénonciation de la presse dite d'information, de ses mensonges, de sa puissance sur l'opinion, de l'impudence de ses reporters, de ses chantages. "La presse est à elle seule... la police, la justice, etcetera... Elle récompense... châtie, ou pardonne... selon le prix qu'on y met."

3, 4 et 5 mars: la chambre criminelle de la Cour de cassation se prononce en faveur de la révision du procès de Rennes.

7 août: premier numéro de L'Humanité fondée par Jean Jaurès qui avait combattu dans les rangs dreyfusards. Octave Mirbeau collabore au journal.

1905

26 février: mort de Marcel Schwob. 1er mars: obsèques au cimetière Montparnasse auxquelles assiste Mirbeau. Le solide Normand, après tant d'années de combat et de travail, se sent fatigué, et le sommeil le fuit. "Je suis atteint d'une maladie dont aucun médecin ne connaît le nom: eh bien, c'est du korrigantisme. J'ai trouvé ça dans le Littré. Insomnie et agitation, danse des Korrigans." Les médecins lui conseillent de séjourner le moins possible à Paris, de se détendre, de s'aérer. Les Mirbeau vont vivre à Cormeilles-en-Vexin au bord de l'Oise, et, surtout, en avril, Mirbeau, propriétaire d'une automobile dernier cri, une C.-G.-V., immatriculée 628-E8, entreprend un long voyage en France, en Belgique, en Hollande, en Allemagne. Les Affaires sont les affaires lui ont rapporté une coquette somme et la presse ne le retient plus: Eugène Letellier, directeur du Journal, ayant eu l'audace de lui refuser un article et s'obstinant à ne pas le publier malgré une sommation, Mirbeau est parti en claquant la porte, non sans avoir intenté à Letellier un procès que plaide Georges Clémenceau.

1906

12 juillet: la Cour de cassation, toutes chambres réunies, annule l'arrêt du conseil de guerre de Rennes qui avait "condamné Dreyfus par erreur". Sa conclusion réhabilite Dreyfus: "en dernière analyse rien ne reste debout de l'accusation portée contre Dreyfus". Le 22 juillet, dans la cour de l'Ecole militaire où il avait été dégradé douze ans auparavant, Dreyfus récupère solennellement ses galons, reçoit la croix de la Légion d'honneur, et accède ensuite au grade de chef de bataillon. Dreyfus ne comprendra jamais, ou ne voudra pas comprendre la signification de l'affaire qui dépassait singulièrement sa personne. Militaire dans l'âme, il s'obstinera a n y voir qu'une "erreur judiciaire" et il ne doutera pas que ses camarades des conseils de guerre qui l'avaient condamné ne fussent "loyaux et sincères". Il ne témoignera à ses défenseurs, et notamment à Zola, qu'une reconnaissance de pure courtoisie; en son for, il n'approuvait guère, s'il ne les méprisait, ces "civils" qui s'étaient portés à son secours sans qu'il leur eût commandé de le faire. A l'image d'un bon nombre de dreyfusards désabusés, Octave Mirbeau, passé la période des combats, a pu se demander — à supposer que le sentiment de la justice ne fût chez lui plus fort que tout — si l'indifférent Gourmont n'avait pas eu raison. Léon Blum écrira, dans ses Souvenirs sur l'Affaire: "[Mirbeau] s'était jeté à corps perdu dans la bataille, bien qu'aucune affinité naturelle ne l'inclinât à s'enrôler sous le nom d'un juif, parce qu'il aimait l'action et la mêlée, parce qu'il était généreux et, surtout, parce qu'il était pitoyable."

1907

En mars, Mme Mirbeau est très malade. Mirbeau craint le pire et dit que, si elle disparaissait, il ne lui survivrait pas. Après une délicate intervention chirurgicale, Mme Mirbeau se rétablira lentement.

Dans les premiers jours d'octobre, Mirbeau envoie une forte somme à Jarry pour qu'il puisse quitter Laval, où il est dans un état lamentable, rentrer à Paris et se soigner. Plusieurs fois, Mirbeau aura généreusement secouru Jarry. 31 octobre: Mirbeau rend visite à Jarry à l'hôpital de la Charité, rue Jacob. 1er novembre: mort d'Alfred Jarry. 3 novembre: obsèques de Jarry, Mirbeau y assiste, depuis l'hôpital jusqu'au lointain cimetière de Bagneux.

6 novembre: Le Temps annonce la prochaine publication du nouveau roman La 628-E8 et pour allécher la clientèle, signale qu'il contient le récit de la mort d'Honoré de Balzac racontée à Mirbeau par le peintre Jean Gigoux. La fille de Mme Hanska, la comtesse de Mniszech, proteste; Le Temps publie sa lettre: elle a su par une cousine germaine à qui Mirbeau (quelle imprudence !) s'était confié, que ces pages allaient paraître; elle confirme — ce que la cousine germaine aurait déjà dit à Mirbeau — que le peintre Jean Gigoux n'est entré en relation avec sa mère qu'après la mort de Balzac. Ce que racontait Gigoux: que Balzac est mort abandonné de tous et que, dans une chambre voisine, durant son agonie, Mme Hanska faisait l'amour avec lui, Jean Gigoux. Après une longue hésitation, Mirbeau décide de faire droit à la requête de la fille de Mme Hanska et de supprimer les pages incriminées, afin, écrit-il à la comtesse de Mniszech — âgée de quatre-vingts ans —, de ne pas attrister ses dernières années. Mais le livre est imprimé, on doit débrocher tous les exemplaires pour en ôter le témoignage de Jean Gigoux. Heureusement, quelques exemplaires complets sont subtilisés par deux ou trois amateurs dans les locaux des éditions Fasquelle; grâce à quoi ces pages macabres, sordides et sublimes peuvent figurer dans les éditions actuelles de La 628-E8. Relation du voyage effectué par Mirbeau en 1905, le livre est dédié à Fernand Charron, constructeur de l'automobile. Longue dédicace: on y apprend que Mirbeau, il y a six ans, soit en 1901 (il était décidément un pionnier du véhicule à pétrole), avait accompli un premier voyage dans une voiture de Charron; il élève un hymne au progrès, aux découvertes scientifiques, aux machines, à l'automobile dont il prédit, dont il attend qu'elle bouleverse les conditions de la vie sociale. La 628-E8 est certes un journal de voyage, mais, comme le dit Mirbeau dans son "avis au lecteur", on ne sait "quelle est en tout ceci, la part du rêve, et quelle la part de réalité". Assurément, ce journal de voyage, à l'instar du Journal d'une femme de chambre, permet à Mirbeau d'éveiller ses souvenirs, d'exprimer son amour des humbles, sa haine des puissants; les propos recueillis de tel ou tel personnage de rencontre lui révèlent les hontes et les crimes des pays lointains: les pogromes en Russie, l'esclavage des peuples colonisés. Et au détour des pages, d'émouvants aveux: "Pauvres imbéciles que vous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendresse qu'il y a en moi."

1908

Préface à Petite Hollande de Sacha Guitry qui vénérait Mirbeau et sera au chevet de l'agonisant le 15 février 1917, veille de sa mort.

Le 13 juin: vente de la collection Thadée Natanson. La préface est signée d'Octave Mirbeau. Le généreux Natanson, ancien directeur de La Revue blanche, ruiné, est contraint de vendre une des plus belles réunions d'œuvres contemporaines qu'on puisse imaginer: dix-sept Bonnard, sept Ker-Xavier Roussel, vingt-sept Vuillard, des Cézanne, des Vallotton, Odilon Redon, Marquet, Seurat, des Daumier, des Delacroix, etc. Mirbeau se porte acquéreur de plusieurs d'entre elles, qu'on retrouvera dans sa collection personnelle lors de la vente qu'en effectuera Mme Mirbeau après la mort de son mari, en 1919, et d'autres qu'on ne retrouvera pas, sans doute vendues par Mirbeau lui-même dans les années précédant sa mort.

L'été, Mirbeau se rend à Contrexéville avec Jean Jaurès en auto. Il promène Jaurès et lui révèle, à Epinal, un Rembrandt que personne ne connaît.

En septembre, et pour plusieurs semaines, Mirbeau est malade: crachements de sang.

4 décembre: répétition générale du Foyer; le 7 décembre, première, sur la scène de la Comédie-Française. La pièce, presque entièrement de la main de Mirbeau, est cosignée par Thadée Natanson. Pour aider son ami en difficulté, Mirbeau l'associe à la pièce et aux recettes attendues. Mais Le Foyer n'aura pas sans mal essuyé les feux de la rampe. Reçue à la Comédie-Française, la pièce est soudain refusée par son administrateur, Jules Claretie; il demande la suppression de scènes qu'il juge choquantes. Refus de Mirbeau. Rupture avec Claretie. Mirbeau intente un procès à Claretie. Le procès s'ouvre le 30 avril. Henri Robert, avocat célèbre, plaide pour Mirbeau. Jugement rendu le 21 mai: Claretie a perdu. La justice lui impose de jouer la pièce. Attisé par le scandale que la presse — et Mirbeau tout le premier — a entretenu pendant plusieurs semaines, le succès précède les représentations du Foyer qui vise à dévoiler, selon les mots de Natanson, "les abus de la fausse philanthropie" et plaide en faveur de la justice contre l'hypocrite charité. Thème constant chez Mirbeau. "Le Foyer", institution charitable, exploite odieusement ses pensionnaires, enfants et adolescents abandonnés et les punit si sévèrement qu'une petite fille en meurt; le propriétaire du Foyer, un baron, est une sinistre fripouille; la directrice soumet les enfants à tous ses vices. La religion, la morale veulent maintenir les pauvres dans leur misère, leur interdire toute révolte. Le Foyer, c'est à la fois Sébastien Roch et le chapitre XIII (chez les soeurs de Notre-Dame-des-Trente-Six-Douleurs) du Journal d'une femme de chambre.

Le "pied-à-terre" des Mirbeau n'a cessé de s'agrandir; c'est maintenant un vaste appartement au 84, avenue du Bois-de-Boulogne.

1909

Mirbeau s'est fait construire, sur ses propres plans, une maison de rêve à Cheverchemont, près de Triel-sur-Seine, en Seine-et-Oise, cette maison qu'il poursuit depuis tant d'années et qu'il n'a pas découverte dans ses dix ou douze domiciles campagnards ou parisiens. La maison de Cheverchemont émerveillera tous les visiteurs; maison vaste et claire dans un parc et des jardins qui couvrent cinq hectares, où Mirbeau plante les fleurs les plus rares, où il élève des poules exotiques. L'intérieur est aménagé, strictement cette fois, selon ses goûts: tendu d'étoffes légères, témoigne un contemporain, aux tons adoucis et chatoyants; l'antichambre et le bureau sont jaune tendre, le salon d'un vert léger rehaussé de peintures à peine rosées, et tout parsemé de meubles frêles aux notes claires; la salle à manger est d'un vert très doux avec une cheminée de céramique où des grés flammés descendent toute la gamme des couleurs; le tapis est à grands ramages et soyeux comme une fourrure. Et Mirbeau a enluminé les murs des tableaux de son incomparable collection: dès l'entrée un Claude Monet, un Pissarro; et il y a, dispersés dans toute la demeure, des Van Gogh (Les Iris du père Tanguy), des Forain, des Bonnard, etc., toute la peinture de son siècle, qui est encore la nôtre. Mirbeau consacre désormais le meilleur de son temps à l'horticulture et à l'aviculture. Il entretient moins ses visiteurs de littérature que de ses plantations et de son élevage. Il se promène longuement, seul, par les allées de son parc.

1910

26 janvier: en pleine inondation de Paris, Mirbeau rend visite à Jules Renard, qui décline (il mourra le 22 mai). Il dit à Renard qu'il songe à faire une pièce sur les métallurgistes. Francis Jourdain fait lire à Mirbeau le manuscrit d'une ancienne lingère solognote, maintenant couturière à Paris, devenue presque aveugle et sans ressources: le roman a pour titre Marie-Claire, son auteur se nomme Marguerite Audoux. Apprenant la détresse de la couturière, Mirbeau donne spontanément à Francis Jourdain une forte somme à son intention, lit le roman de cette femme qu'il n'a jamais vue, s'enthousiasme, le clame partout, impose le roman chez Fasquelle, et c'est le succès. Alors seulement, Mirbeau rencontre Marguerite Audoux, lui voue son amitié et la prend sous sa protection.

17 novembre: Georges de Porto-Riche, dans Le Matin, s'en prend vivement à Mirbeau qui, interviewé par Comoedia, avait exécuté la plupart des dramaturges du temps, et spécialement Porto-Riche, allant jusqu'à leur reprocher de vivre de leur plume. La vieille histoire du mariage avec la riche Alice Régnault fournit un argument à Porto-Riche: "C'est un reproche, écrit-il, qu'il est impossible de lui [à Mirbeau] adresser depuis trente ans." 18 novembre: réplique de Mirbeau: l'interview de Comoedia était un faux ! mais il ne se dédit pas du jugement qu'on lui prête sur Porto-Riche. Dans son interview, Mirbeau confessait son incapacité à écrire. De fait, ses visiteurs seront frappés de son affaiblissement: il cherche ses mots en parlant. Mirbeau travaille de moins en moins, il lui faudra plusieurs années pour terminer Dingo; sa collaboration aux journaux se fait plus rare. Nous n'avons pu citer dans cette chronologie, nécessairement rétrécie, que ses articles les plus marquants, mais, en près de quarante années de vie active, il en écrivit plusieurs centaines; Flammarion en fit un choix, Mirbeau disparu, éliminant, ou repoussant à des jours meilleurs les articles politiques de la période d'anarchisme militant ou du temps de la longue affaire Dreyfus: en deux volumes sous le titre Des artistes (1922 et 1924) furent réunies les chroniques d'art, et en deux autres volumes sous le titre Des écrivains (1925 et 1926) les critiques littéraires.

1913

Une préface pour La Maison blanche de Léon Werth (Fasquelle, 1913). Plus précieux, un Renoir édité par Bernheim-Jeune dont le directeur artistique est le vieux compagnon anarchiste Félix Fénéon.

Chez Fasquelle paraît le dernier roman de Mirbeau: Dingo, qui est l'histoire d'un chien, le sien qui ne le quittait pas et dont il prétendait qu'il était de race préhistorique, pouvait tuer deux cents moutons en une nuit et les manger ! Histoire "vécue", c'est-à-dire rêvée car Mirbeau s'incarne dans Dingo, un grand caniche mâtiné de griffon et lui prête un individualisme et une haine de la société qui furent siens. Tous les hommes que rencontre Dingo, et dont il refuse à bon droit les caresses, sont des canailles. Tous les dégoûts de Mirbeau, le chien les éprouve. Son maître est désillusionné, mais il entretient une faible lueur d'espoir: peut-être révélera-t-il aux victimes de l'éducation et de l'argent "un peu de propreté morale, un peu de dignité humaine". Les notables, les paysans, le curé, le médecin, le bourgeois, le savant, l'écrivain, le peintre, tous sont stupides ou ignobles; un seul échappe au jeu de massacre: l'ouvrier; Dingo l'aime. Faut-il y discerner l'ultime espérance de Mirbeau, si faible qu'elle fût, d'un changement de société non plus par la révolte spontanée, l'action individuelle, la bombe, le couteau et le revolver, mais par une révolution concertée des travailleurs mûris dans leurs luttes quotidiennes, et instruits des mécanismes du pouvoir politique et économique ? Assurément, Mirbeau déplora durant l'affaire Dreyfus la dispersion des efforts, la désunion des hommes de gauche, et il se dépensa pour y porter remède. Assurément, il aura suivi avec intérêt l'action patiente du socialiste Jean Jaurès pour former un parti capable d'unir, sur un programme, les adversaires du régime capitaliste. On ne peut rien dire de plus, sans risquer de tirer de quelques indices — qu'on découvre du reste dans ses romans comme dans ses articles et les témoignages de ses contemporains — des conclusions qui seraient abusives.

1914

Commandé par Félix Fénéon, paraît chez Bernheim-Jeune un Cézanne, texte de Mirbeau.

16 mai: Mirbeau reçoit à Cheverchemont la visite de Paul Léautaud accompagné de Georges Besson qu'il appréciait.

3 août: l'Allemagne déclare la guerre à la France.

1915

Marc Elder a publié chez Crès: Deux essais: Octave Mirbeau, Romain Rolland. C'est la seconde étude notable sur l'écrivain.

Mirbeau laissera un roman inachevé: Un gentilhomme. Quand l'a-t-il commencé ? Avant la guerre de 1914, vraisemblablement. Pourquoi l'a-t-il interrompu ? A cause de son état de santé qui s'altère à partir de 1910, et commence à devenir inquiétant en 1914 ? C'est possible. Au demeurant, la guerre, à elle seule, peut expliquer cette interruption. Ce roman, publié posthume en 1920 chez Flammarion, promettait, à ce qu'on en connaît, d'être intéressant. Il eût été à la fois de la veine "autobiographique" des trois premiers romans et de l'inspiration polémique du Journal d'une femme de chambre: le 1er mars 1877, Charles Varnat arrive en province chez un marquis pour y occuper le poste de secrétaire; Mirbeau se propose de raconter le coup d'Etat de Mac-Mahon qui le fit nommer chef du cabinet du préfet de l'Ariège. En fait, dans les pages conservées, nous ne trouvons rien de cela, mais une reprise de la trame du Journal d'une femme de chambre: la découverte par le jeune secrétaire des vilenies de la classe sociale de son patron. Seule différence, qui ne modifie pas le catalogue des turpitudes, Célestine sert les bourgeois, Charles Varnat les aristocrates. Avec Un gentilhomme, Mirbeau aurait parfait l'effrayante fresque des "dirigeants et des heureux" de son temps.

1916

Le 25 octobre, il écrit la préface au Livre de Goha le simple d'Albert Adès et Albert Josipovici qui ne paraîtra qu'en 1919 chez Calmann-Lévy et trouvera une certaine audience. "On a dit que j'étais violent... Pourquoi n'a-t-on jamais voulu comprendre, dit Mirbeau à la veille de mourir, que je suis tout simplement sincère ? et pourquoi exiger mon admiration quand je ne puis donner que ma tendresse ?" Il sent la mort s'approcher, et s'installe au n° 1, rue Beaujon à proximité du cabinet de son médecin, le docteur Robin, dédicataire de Dingo.

1917

16 février: à 6 heures du matin, au 1, rue Beaujon, mort d'Octave Mirbeau, le jour anniversaire de ses soixante-neuf ans. 19 février: obsèques de Mirbeau au cimetière de Passy. Beaucoup de monde, beaucoup d'écrivains et parmi eux nombre de ceux que Mirbeau ne ménageait pas. Discours de Gustave Hervé, ancien fondateur de La Guerre sociale d'un anarchisme et d'un antimilitarisme virulents, devenue au début de la guerre, grâce aux fonds secrets, La Victoire, d'un chauvinisme exacerbé, et qui reparaîtra en 1940, payée par les nazis, sous leur contrôle et à leur service: "Mon cher Mirbeau, vous aurez été un homme heureux. Vous avez vu la mobilisation du mois d'août 1914. Quelques murmures saluent la péroraison. Certains se refusent à être dupes de la pseudo-conversion de Mirbeau. Cinq jours avant sa mort, Mirbeau aurait dicté à sa femme ce que, le jour même des obsèques, le 19 février, Le Petit Parisien (étrange support pour la prose de Mirbeau) intitule: "Testament politique d'Octave Mirbeau". Il y dénonce la "monstrueuse agression de l'Allemagne", il condamne "les hommes impatients de tendre la main à l'Allemagne", il invite à "tout sacrifier à la France"; s'adressant à ses anciens compagnons de lutte, il écrit: "L'humanité s'améliorera si nous savons sauvegarder la position morale que la France occupe dans l'univers. Ce que nous demandions autrefois à un parti, nous le trouvons dans un pays. Mais pour cela, il faut qu'on découvre, comme je l'ai découvert moi-même, que la Patrie est une réalité." Sa conclusion laisse pantois: "L'humanité sera régénérée par la France." L'auteur du "Testament" a pris soin, à ses premiers mots, de prévenir que ses forces sont usées. Mais quel est cet auteur ? Mirbeau ? ou celle qui tenait la plume, Alice Régnault ? ou son inspirateur, Gustave Hervé, nationaliste stipendié ? Depuis dix-huit mois et plus, le vieux lutteur était dans un état lamentable. Des témoins dignes de foi sont formels: il ne reconnaissait pas ses interlocuteurs les plus familiers, il tenait des propos incohérents, il montrait tous les symptômes de la décrépitude. Il était aisé de lui faire dire n'importe quoi, à plus forte raison sans le consulter. Comme tant d'anciennes cocottes épouvantées par la mort, Alice Régnault souhaitait peut-être se refaire une virginité dans le sein de l'Eglise et de la Patrie; un "faux patriotique" aurait témoigné de son zèle envers ces deux institutions, si impitoyablement combattues par son défunt mari. Le Mercure de France du 1er mars publie sous l'anonyme un "écho" (sans doute de Paul Léautaud) ne dissimulant pas la bizarrerie des obsèques de Mirbeau: "En lui, la vie avait commencé depuis longtemps de baisser. L'ancien Mirbeau n'existait plus, même physiquement. A l'occasion de sa fin on a publié de lui des photographies terrifiantes où une barbe longue et dure et un regard littéralement éteint faisaient douter que ce fût bien là l'image de cet homme dont la physionomie énergique et rude, un peu militaire, éclairée par des yeux étrangement clairs, révélait jadis le tempérament combatif et correspondait si bien à l'idée qu'on s'en pouvait faire d'après ses écrits toujours passionnés..." et, après avoir signalé les murmures de l'assistance au discours de Gustave Hervé, l'anonyme conclut: "... un journaliste, de ceux qui portent le plus haut la prétention d'être restés fidèles à l'idéal servi par Mirbeau, qualifiait la cérémonie de guet-apens".

Mirbeau repose non loin d'Edouard Manet et de Berthe Morisot. "Chose singulière, écrira Félix Fénéon, la tombe de Mirbeau est surmontée d'une croix."

Moins avare, semble-t-il, que d'aucuns le prétendirent, Mme Mirbeau fit don à la Société des gens de lettres de la magnifique maison de Cheverchemont, de son parc et de ses jardins, afin qu'y fût créée une maison de repos pour les écrivains sans fortune et malades. La Société des gens de lettres, faute du capital nécessaire à son entretien, ne put accepter le don, et la maison fut vendue. Le 23 février 1919, Mme Mirbeau avait dispersé aux enchères la collection de peintures, aquarelles, dessins, sculptures de Mirbeau (des Cézanne, des Gauguin, Van Gogh, Maurice Denis, Pissarro, Renoir, Monet, Seurat, Roussel, Jongkind, Rodin, Maillol, etc.); le catalogue était établi par Félix Fénéon qui avait rédigé les notices descriptives de chacune des œuvres. "Nul ensemble réuni par un amateur n'a encore offert une image aussi caractéristique de l'effort contemporain", écrit Fénéon; il nous dit encore que le produit de cette vente est destiné à constituer le capital nécessaire au fonctionnement de la maison de Cheverchemont léguée à la Société des gens de lettres par Mme Mirbeau; on sait qu'il fut insuffisant, quoiqu'il s'élevât à 600000 francs. Mme Mirbeau mourut en 1931; elle avait légué sa fortune à l'Académie des sciences.

Aux frais de Sacha Guitry, une plaque sera apposée le 11 septembre 1932 sur la maison natale de Mirbeau à Trévières.

Noël Arnaud,

Octave Mirbeau en librairie

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Paris, lundi 14 octobre 2024